@Ana
Excellent exemple, ces scaphandriers de Mexico. C’est effectivement un travail qui mériterait d’être fortement rémunéré. Si ce pays n’était pas gouverné par une mafia, ils pourraient probablement fonder un syndicat, communiquer avec le grand public, qui globalement peut comprendre leur situation, et organiser des grèves partielles ou totales afin de faire comprendre à tous, par les conséquences gravissimes de ce « déni de service », l’absolue nécessité de leur travail, et donc la légitimité de la revendication d’un plus haut salaire. Multiplier par 10 le salaire de quelques dizaines de scaphandriers sur une agglomération de plusieurs millions d’habitant, ça représente une hausse d’impôt (je suppose que c’est un service public?) absolument insignifiante.
Mais donne leur du jour au lendemain l’opportunité de recevoir quasiment la même rémunération que leur offre leur travail de scaphandrier, je pense que dans la demi-heure où ils apprennent la nouvelle ils abandonnent leur poste pour n’y plus jamais revenir. Je suppose que c’est un métier qui ne demande pas tellement de qualifications, ou du moins pour lequel la formation est rapide et peu coûteuse, du coup le nombre de « prétendants » qui pourraient les remplacer si jamais on offrait une prime serait important. Mais je peux me tromper, et si c’est un travail qui demande des mois, voire des années de formation et d’expérience, le remplacement des scaphandriers, indépendamment de toute considération de rémunération, serait problématique.
Par ailleurs, autant une lutte syndicale se fait à la vitesse des mécanismes sociaux, et répond à des logiques conscientes (les travailleurs décident quand commencer et quand arrêter la grève, et l’ampleur à lui donner), autant cette désertion de poste permise, voire entraînée par l’instauration d’une rémunération suffisante inconditionnelle fait sentir ses effets (donc les égouts qui refoulent) de manière extrêmement brutale, rapide, et étendue. Si les rémunérateurs (publics ou privés) ne réagissent pas extrêmement vite, si la prime n’est pas instaurée au plus tard deux ou trois jours après, la réparation des dégâts causés devient de plus en plus difficile, gourmande en main d’oeuvre, et coûteuse.
L’apport nutritionnel conseillé pour un individu adulte de sexe masculin est de 2600kcal (on le prend pour une journée de 8h de travail). Le pouvoir énergétique d’un litre d’essence est d’environ 35.5 MJ, soit environ 8500kcal. Un litre d’essence peut donc « travailler » comme environ 26h de travail humain. A 9.40E de l’heure de travail salarié, un litre d’essence vaut environ 240E. On la paye environ 1.45E le litre. Certains estiment que c’est de là que vient notre irresponsabilité environnementale, énergétique, etc. C’est comme si on avait tous des dizaines d’esclaves. Jancovici, qui a une argumentation très solide, propose pour résoudre tout un tas de problèmes de progressivement multiplier arbitrairement (c’est à dire avec des taxes) le prix de l’essence: on serait forcé de fabriquer des voitures beaucoup plus économiques, d’apprendre à prendre les transports en commun, de produire et d’acheter local, etc. On me dira que ça n’a rien à voir. Si. C’est que si on multiplie brutalement par 3, 4, 6 le budget hydrocarbures des particuliers et des entreprises, le seul effet sera des faillites en masse, des ruptures de chaînes d’approvisionnement, et une augmentation générale catastrophique des prix.
Avec les abandons de postes dus à l’instauration d’un revenu inconditionnel, ce serait exactement pareil. Parce qu’on ne peut pas instaurer des primes sur un nombre très significatif d’emplois sans revoir entièrement le budget des entreprises et des institutions publiques. On ne peut pas « impunément » multiplier la masse salariale par 3, 4, 6 (dans certains secteurs d’activité à haute pénibilité, haut risque, ou haute responsabilité, mais responsabilité dans le vrai sens, car une semaine de grève des scaphandriers de Mexico provoque des dégâts beaucoup plus graves qu’une semaine de « grève » de quelques PDG qui n’encourent aucune sanction même quand ils ont lamentablement foiré la mission que les actionnaires et le CA leur avait confié). La trésorerie des entreprises n’est pas une boîte magique dont l’on peut sortir du pognon comme par magie.
C’est bien beau de parler de changement de paradigme et tout ça, mais on ne peut pas rêver le monde de demain avec des petits bonhommes lego idéaux. L’homme est ce qu’il est, et même si effectivement le don peut avoir une place importante dans notre psyché, l’arbitre des conditions de vie de l’immense majorité de l’humanité, c’est le cash qu’on a en poche ou le solde du compte en banque. Ce n’est pas tant que l’humain est paresseux, c’est qu’il cherche à rendre plus « efficace » sa survie, sinon sa vie. Si, pour vivre décemment, il doit travailler 8h par jour, et qu’en ne travaillant que 4h par semaine il vit dans de mauvaises conditions, il sera porté à travailler 8h par jour, ou dans ces eaux là. Si maintenant il peut vivre décemment en travaillant 0h par semaine, même s’il vivrait un peu mieux en travaillant disons 20h par semaine, il aura tendance à peu travailler, parce que les efforts fournis en plus ne sont pas « rentables ». C’est comme la différence entre le couteau à huîtres made in China à 4E (la lame en mauvais inox, mitres creuses, mauvais ajustages), et le couteau à huîtres fait en France à 18E (lame en bon acier, mitres pleines, ajustages précis): pour un prix 350% plus élevé, on a pas 350% de couteau à huître en plus. Donc la majorité des gens achètent celui à 4E, parce qu’il suffit à faire ce qu’on lui demande, et que ce que l’autre a en plus ne justifie pas le prix beaucoup plus élevé. Le cerveau humain fonctionne comme ça, ce sont des centaines de millénaires d’évolution qui nous ont conduit là.
@Patrick Flécheux
Et tu sais ce que ça fait 4 millions de personnes sans aucun revenu? 3 millions de mendiants dans les rues, 850.000 délinquants, et 150.000 criminels. Ca arrange beaucoup les puissants que pour 400 à 1000E par mois, tout ce monde se tienne tranquille et garde la société « propre ». Ca rend l’exploitation vachement moins palpable, et ça supprime presque la misère, source de trop de problèmes. Cependant, la « stigmatisation », on s’en tape un peu. D’ailleurs, c’est plus un fantasme qu’autre chose. Parce que dans la vraie vie, personne ne perd ses amis en devenant chômeur, il n’y a pas dans les transports en commun des compartiments « spécial chômeurs » sans sièges et qu’on ne lave jamais, il n’y a pas non plus d’escalier de service pour les chômeurs, afin qu’ils ne prennent pas l’escalier principal, il n’y a pas de loi interdisant aux chômeurs de se marier avec des personnes salariées, ou leur imposant le port d’un signe distinctif. A la limite, les blondes sont plus stigmatisées dans la vraie vie que les chômeurs.
Cependant, je partage le diagnostic de la pression à la fois sur les travailleurs et sur les chômeurs que permet le chômage (à la fois la situation de chômage, et l’allocation de chômage, inférieure à la paye). Cependant, le solution n’est pas d’abolir l’emploi, mais bien le chômage. C’est une lutte de type syndicale qui est nécessaire. Comme qui dirait, il faut que la peur change de camps, c’est à dire que les travailleurs aient les moyens de se faire respecter, et de voir leurs revendications aboutir. Et le travailleur sait qu’il peut être blessé, qu’il peut perdre son emploi, qu’il vieillit, d’ailleurs tel ami est blessé, tel ami a perdu son emploi, et tel parent est à la retraite. C’est donc pour ses proches et pour lui-même qu’il mène la lutte. La société a besoin que tout un tas de postes soient pourvus afin que des tâches soient effectuées, et le patronat, qui vit du profit, s’arrange pour que ce soit fait de manière efficace, il faut lui reconnaître cette responsabilité et cette utilité. Mais afin de ne pas être exploités, les travailleurs, qui sont les médiateurs du profit patronal, doivent avoir conscience de leur devoir de résister aux abus. Les puissances s’équilibrent, les travailleurs veillent à n’être pas trop exploités, et à la fin, le boulot est fait, ce qui sert la société toute entière car ça permet l’élévation progressive du niveau de vie.
Mais qu’on retire la contrainte de travailler, et le boulot n’est plus fait. Dans certains domaines, ce n’est pas forcément critique, mais dans beaucoup de secteurs, en dessous d’un certain seuil (et plus on s’en rapproche plus ceux qui restent pour assurer l’exécution des objectifs doivent trimer), c’est juste la rupture: la quantité de travail dépassent les capacités, le retard s’accumule, s’accumule, jusqu’à ce que le besoin ne soit plus satisfait (70% de satisfaction du besoin: crise sérieuse, 30% de satisfaction du besoin: crise majeure, conséquences désastreuses).
Alors tout le monde ne passera pas sa vie à rien foutre, mais que 10% des effectifs quittent pour toujours, 30% travaillent à 30%, 45% à 60%, et 15% à 90%, ce que j’appellerais une hypothèse optimiste, et la capacité de travail en temps est de seulement 50%. Mettons, comme c’est l’hypothèse optimiste, que la productivité est cependant augmentée de 30%, parce que les travailleurs sont contents, etc… ça ne fait tout de même que 64% de la capacité de travail initiale.
Mon hypothèse réaliste, c’est 20% d’abandon total, 25% à 20%, 30% à 40%, 20% à 60%, 5% à 90%, soit 34% de la capacité de travail initiale, avec une productivité inchangée (entre ceux qui restent travailler « beaucoup » et sont sérieux, et ceux qui viennent surtout pour s’occuper et voir du monde, sans plus craindre d’être licencié donc sans contrainte de productivité, j’estime que ça devrait s’équilibrer à peu près, mais à la limite envisager une productivité inférieure serait légitime).
A Wall Street, c’est pas gênant, mais dans quantité d’endroit, être en sous-capacité de 30 à 60%, et éventuellement pour des durées de plusieurs mois, voire années, je te laisse imaginer les conséquences que ça aura.
L’argument, c’est qu’une partie de ce temps libéré sera passé en travail socialement utile… une partie peut-être, oui, et ça se sera bien. Mais on a peut-être plus besoin du contrôleur aérien dans sa tour de contrôle pour éviter des centaines de morts que dans une maison de retraite à apprendre au petits vieux à faire des animaux en cure-pipes, et on a peut-être plus besoin de l’agriculteur aux commandes de son tracteur pour nourrir la population qu’à donner des cours gratuits au Louvre sur l’emploi des pigments d’origine minérale dans la peinture flamande du XVe siècle. L’épanouissement personnel c’est bien mignon, mais servir la société, c’est aussi accomplir efficacement le travail pour lequel on a été formé, car dans la plupart des cas il répond à un besoin réel et aide au maintien d’un niveau de vie général dont tous nous profitons.