CE QUE DIT LE CONTRAT SOCIAL
Rousseau surgit assez souvent dans les discussions de ce forum. J’ai rapidement relu Du Contrat social (http://classiques.uqac.ca/classiques/Ro … social.pdf) pour en dégager les points principaux. Merci de me corriger si je me trompe : résumer un ouvrage au total assez mal construit et touffeusement rédigé (quoique très nouveau et instructif pour l’époque) ne va pas de soi, et c’est pourquoi je préfère procéder par citations pour ne pas trahir la pensée de l’auteur. Pour faciliter la compréhension, j’ai fait quelques modifications et suppressions rédactionnelles signalées par des crochets.
1. Le problème fondamental défini par Rousseau
« Trouver une forme d’association [politique] qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. »
2. Les « associés », et le « pacte social »
[i]« […] Les clauses du contrat social se réduisent toutes à une seule : savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intêrêt à la rendre onéreuse aux autres. »
« […] L’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient pas de la nature : il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles sont ces conventions. »
« […] Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et [chaque membre est] partie indivisible du tout […]. »
« Cette personne publique prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique lequel est appelé par ses membres État quand il est passif et souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. […] Les associés prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent [individuellement] citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis au lois de l’État ».[/i]
3. La volonté générale et la souveraineté
[i]« Afin que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps [politique]. »
« […] La volonté est générale ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est une acte de souveraineté et fait loi ; dans le second, ce n’est qu’une volonté particulière, ou un acte de magistrature ; c’est un décret tout au plus. »
« […] La souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner […] Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté. »
« […] Si quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différerénces résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général […] Pour avoir [l’énoncé exact] de la volonté générale,[il importe donc] qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. »
« […] De même qu’une volonté particulière ne peut représenter la volonté générale, la volonté générale […] ne peut prononcer ni sur un homme ni sur un fait.
« Quand le peuple d’Athènes, par exemple, cassait ses chefs, décernait des honneurs à l’un, imposait des peines à l’autre, et […] exerçait indistinctement tous les actes du gouvernement, [il] n’avait alors plus de volonté générale proprement dite ; il n’agissait plus comme souverain, mais comme magistrat. ».
« […] Ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unis. »
« […] Tout acte de souveraineté , c’est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale, oblige ou favorise également tous les citoyens […] Le souverain connaît seulement le corps de la nation, et ne distingue aucun de ceux qui la composent. »
« […] Le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il soit, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, et […] tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions.»[/i]
4. La loi
[i]« Il n’y a qu’une seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime : c’est le pacte social […] Tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu. Décider que le fils d’une esclave naît esclave, c’est décider qui’l n’est pas né homme.
« Si donc, lors du pacte social, il se trouve des opposants, leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’il n’y soient compris : ce sont des étrangers parmi les citoyens. Quand l’État est [déjà] institué, le consentement est dans la résidence : habiter le territoire, c’est se soumettre à la souveraineté.
« Hors de ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres ; c’est une suite du contrat même […] Le citoyen consent à toutes les lois, même celles qu’on passe malgré lui, et même celle qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les [citoyens] est la volonté générale : c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres.»
« […] Plus les délibérations sont importantes et graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher de l’unanimité ; […] plus l’affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des avis ; dans les délibérations qu’il faut terminer sur le champ, l’excédant d’une seule voix doit suffire […] C’est sur la combinaison [de ces deux maximes] que s’établissent les meilleurs rapports qu’on peut donner à la pluralité pour se prononcer. »
« […] Ce qui rend pénible l’ouvrage de la législation est moins ce qu’il faut établir que ce qu’il faut détruire ; et ce qui rend le succès si rare, c’est l’impossibilité de trouver la simplicité de la nature jointe aux besoins de la société. »[/i]
5. La république :
« […] J’appelle république tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seulement l’intêrêt public gouverne […] Tout gouvernement légitime est républicain. »
6. La démocratie
[i]« S’il était possible que le souverain […] eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus qu’on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l’est pas ; et le corps politique, ainsi dénaturé, serait bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut institué.
« À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais […] On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques […].
« Que de choses difficiles ne suppose pas [la démocratie] ! Premièrement, un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément reconnaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et de discussions épineuses; ensuite, beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes; enfin, peu ou point de luxe, car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires […] S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. »[/i]
7. Le tirage au sort
[i]« Les élections par le sort auraient peu d’inconvénients dans une véritable démocratie où, tout étant égal aussi bien par les mœurs et par les talents que par les maximes et par la fortune, le choix deviendrait presque indifférent. Mais j’ai déjà dit qu’il n’y avait point de véritable démocratie.
« [Le choix] doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires ; le sort convient à celles où suffisent le bon sens, la justice, l’intégrité, telles que les charges de judicature, parce que, dans un État bien constitué, ces qualités sont communes à tous les citoyens. »
[/i]
Quelles conclusions pratiques tirer du Contrat social ?
Laissons de côté les élucubrations de Rousseau relatives à la religion : elles sont de leur temps et ont leurs excuses.
Il ressort expressément du Contrat social :
– que la vraie démocratie (entendue comme la démocratie directe selon la définition de Rousseau – dans laquelle le peuple exerce directement à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif) n’a jamais existé et n’existera jamais ;
– que la représentation de la volonté générale est impossible ;
– que la volonté générale s’exprime par la loi ;
– qu’aucune loi, excepté la loi constitutive du pacte social d’origine, n’exige l’unanimité pour être adoptée, et que la moitié plus un des suffrages constitue la majorité ;
– que si la majorité ne représente pas la minorité, elle représente bien le peuple tout entier, entité distincte de la somme des citoyens qui le composent ;
– que dans ces conditions le meilleur système de gouvernement possible est le gouvernement représentatif, fondé sur la loi expression de la volonté générale : autrement dit, le gouvernement républicain, dans lequel la loi, à l’exception du pacte social initial, est adopté à la moitié des voix plus un, même si l’unanimité serait souhaitable dans les cas importants (mais elle est impossible).
Il me paraît indubitable qu’à l’époque moderne un tel gouvernement représentatif non seulement sera considéré comme démocratique par la majorité des citoyens, à la condition que les élections soient libres et sincères et organisées à intervalles suffisamment rapprochés, mais encore que c’est la seule forme de gouvernement démocratique effectivement pratiquée (dans une minorité d’états d’ailleurs : moins de 40 sur près de 200 États recensés), cela depuis très longtemps sinon depuis toujours.
Au reste, rien n’empêche du reste de combiner démocratie représentative et démocratie directe, ni de faire en sorte qu’entre deux élections les citoyens contrôlent effectivement les activités de leurs représentants.
Le mandat représentatif politique, quand on y réfléchit, n’est rien d’autre que la transposition dans la vie publique de l’ordre « naturel » . Notre vie individuelle n’est, par nécessité, qu’une longue suite de procurations : le boulanger est chargé de faire le pain à notre place, le médecin de nous soigner, l’Internet de rassembler rapidement l’information dont nous avons besoin, et c’est certainement le fait d’une minorité de penser qu’en déléguant ces fonctions nous aliénions notre pouvoir de décision ou notre liberté : au contraire, la délégation bien comprise libère l’individu parce qu’elle lui permet de se consacrer à ce qui l’intéresse le plus et ce pour quoi il est le plus compétent ; la délégation est conforme à l’intérêt général, elle est conforme aussi à la volonté générale.
En quoi serait-il contraire au gouvernement du peuple et par le peuple que le peuple charge des députés d’examiner et d’adopter pour lui les projets de loi, si le peuple a la possibilité de renvoyer la marchandise et de changer de fournisseurs ?
Le problème fondamental, il faut le répéter, est celui du contrôle effectif des mandataires par leurs mandants. C’est un de ceux que s’efforce de résoudre l’avant-projet de refonte de la constitution de 1958 présenté ici.
Enfin noter l’affirmation (en d’autres termes) du principe de l’état de Droit (« […] Le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il soit, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, et […] tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions »), principe qui doit marcher avec la démocratie (la République). JR