je te trouve un peu injuste, là, quand tu parles de dogmatisme. En tout cas, en ce qui me concerne, et concernant Étienne également, nous avons été amplement capables d’argumenter sur le tirage au sort et contre le système électif. Je conviens que j’ai été très longtemps absent (j’ai bossé dur sur divers fronts, mais désolé).
Mais je me sens plus que jamais capable d’en débattre. Allez, comme on dit, je te prends quand tu veux.
[color=black][...] Parlant de responsabilité, je voudrais m’arrêter à présent sur ces deux questions de l’auteur : « [i]En quoi, une assemblée issue du tirage au sort serait-elle davantage représentative qu’une assemblée élue selon la règle du scrutin proportionnel ? En quoi, un « élu » du tirage au sort serait-il davantage comptable de ses choix qu’un élu du suffrage universel ?[/i] »
M. Jennar propose, parmi quelques grandes solutions au problème du système électif, « une assemblée élue selon la règle du scrutin proportionnel ».
Mais une telle assemblée, c’est bien connu (et l’auteur le rappelle lui-même), pose en particulier ce problème crucial : elle ne permet pas de « dégager une majorité stable »… Sous entendu : permettant de maintenir un gouvernement stable. Et c’est la raison principale qui fait que cette option a couramment été écartée.
Une affaire d’autant plus cocasse que l’Assemblée est censé contrôler le Gouvernement ! (Que nos constitutionnalistes professionnels en soient encore là devrait suffire à encourager tous les constitutionnalistes en herbe…)
Il existe pourtant une voie de solution permettant de casser ce dilemme : avoir d’un côté une assemblée conçue prioritairement pour « dégager une majorité gouvernementale » et, de l’autre, une assemblée conçue prioritairement pour être « représentative » et donc « pluraliste ». En première approche, on peut penser que cela permettrait aussi à la seconde assemblée, d’être réellement disposée à contrôler le gouvernement – évidemment, elle n’aurait pas les pleins pouvoirs en la matière mais (et c’est ici tout ce qui compte) elles serait vraiment disposée à demander des comptes et à activer les procédures d’accusation.
Ce schéma pourrait alors être appliqué en élisant la seconde assemblée à la proportionnelle (intégrale). Maintenant, et sauf à disposer d’une troisième assemblée, le problème qui reste entièrement irrésolu est qu’il faut aussi compter sur la seconde assemblée pour exercer (au moins) un droit de veto sur les propositions législatives issues de la première assemblée.
Or, pour plusieurs raisons, je ne crois pas à la faculté d’une assemblée élue à la proportionnelle intégrale d’être « représentative ». Et je crois encore moins à sa faculté de délibérer correctement, a fortiori d’écrire des lois qui satisfassent généralement le peuple : à la rigueur, et s’il fallait mettre une croix (pourquoi ?) sur le tirage au sort, je voudrais surtout qu’elle exerce son veto, peut-être même sans débat : pas d’amendements au Sénat, donc.
Première limite, comme je le disais : si ces gens sont également élus, ils seront eux aussi des gens qui « veulent être ministres ». Sans chercher bien loin, à ce stade : il sera facile, pour le gouvernement, d’assurer sa « stabilité » en refilant quelques postes à ces notables des partis minoritaires.
QUEL « MANDAT », AU JUSTE ?
Venons en maintenant au problème de la reddition des comptes des représentants devant les citoyens.
Arrêtons-nous en premier lieu sur la notion même de « mandat ». R.-M. Jennar écrit cette longue formule, qui parait pleine d’évidences mais qui est surtout pleine de confusions : « Renoncer à l’élection, c’est renoncer au principe du contrat social et du mandat qu’il met en place entre le peuple et ceux qu’il choisit pour agir temporairement en son nom. On ne s’en remet pas au hasard pour choisir son représentant : on le choisit pour les valeurs qu’il défend, pour les orientations qu’il propose, pour la politique qu’il veut mettre en œuvre. On passe avec lui un contrat moral en lui confiant un mandat dont il devra rendre compte de la manière dont il l’a rempli. »
M. Jennar, pardon de le dire, prend ici ses désirs pour des réalités.
Non, je ne veux même pas lui rappeler ce qu’il en est, en pratique, à l’heure actuelle, de l’état et du résultat des messes électorales entre MM. « Peste et Choléra ». Pas non plus que ce sont nos parlementaires qui nous ont faits esclaves de la tyrannie de la « construction européenne » (entre autres). Ce serait risquer de condamner en bloc l’élection à cause des perversions qui se sont introduites, au fil du temps, dans un régime fondé sur ce principe, et sans tenir compte des effets de contexte (en particulier l’UE). Je tiens à prendre cette précaution ici, du moins à ce stade de l’exposé, quoique je considère l’élection au suffrage universel comme un système qui ne peut que dégénérer du fait de sa conception bâtarde.[/color]
[color=purple]M. Jennar commet une erreur, et pas des moindres, quand il invoque ici les intentions du législateur (comme on dit). Mais pour la cerner, il nous faut passer par quelques éclaircissements.
Le point décisif, c’est que le constituant ne voulait précisément pas du mandat impératif. C’était très clairement le cas à l’époque et ça l’est tout autant au présent.
Le « contrat social » tel qu’il est réellement conçu par « le constituant » repose sur la notion d’ « expression de la volonté générale » et il a jugé que cette dernière et l’idée d’un mandat impératif sont incompatibles. Ses raisons étaient parfaitement claires, elles sont toujours régulièrement évoquées et je ne vois toujours pas pourquoi elles cesseraient de valoir ni, surtout, comment aménager un régime de « gouvernement représentatif » pour rendre praticable le mandat impératif – en reprenant ce texte suite à la réponse de l’auteur, je note qu’il évoque de nouvelles pistes dont celle du mandat impératif, justement.
Le problème fondamental qui interdit la pratique du mandat impératif, c’est que l’articulation mécanique de deux pensées individuelles ne fera jamais pas une « pensée collective » (a fortiori « la volonté générale ») et pas non plus une proposition cohérente. Toute personne ayant contribué à la rédaction d’une résolution en groupe le sait bien. Cela implique inévitablement la nécessité de faire évoluer la position de chacun dans la délibération.
Je m’arrête un instant sur ce point fondamental, pour revenir sur mon affirmation selon laquelle l’élection à la proportionnelle est une fausse solution. Plus largement, il y a là un argument extrêmement fort contre le mythe de la « démocratie de partis » […], ce que Bernard Manin (Principes du gouvernement représentatif) a très bien expliqué. Le pari initial de « l’expression de la volonté générale » implique, je le rappelais, qu’il y ait une réelle possibilité de débat dans les assemblées, permettant d’aboutir à des propositions communes qui soient satisfaisantes, ce qui suppose notamment une cohérence interne et externe […]. Or cela est rendu extrêmement difficile, voire impossible, du seul fait qu’à l’Assemblée ce ne sont pas des personnes qui se confrontent mais des partis (lesquels ont à assurer au mieux l’expression de leur ligne politique).
En réalité, c’est précisément l’hégémonie d’un parti qui permet d’assurer, à chaque moment, que les lois promulguées ne soient complètement aberrantes…
Je voudrais souligner à présent un principe royalement dévoyé et oublié, bien qu’il soit toujours inscrit dans la Constitution. Un principe accolé (dans le même article) à la clause qui interdit le mandat impératif, ce qui n’est évidemment pas le fruit du hasard. Ce principe ? « Le droit de vote des parlementaires est personnel ». On « rigole bien », soit dit en passant, quand on le confronte au principe – également inscrit dans la constitution, désormais… – qui impose de fait la transposition des directives européennes. Mais pour en revenir à nos moutons, si l’on suit l’esprit de la Constitution et, plus largement, les nécessités du régime électif, on devrait aussi s’offusquer de voir les représentants se vanter de suivre la ligne de leur parti… et les partis exiger d’eux qu’ils le fassent !
On pourrait faire remarquer que l’expression « mandat impératif » est un pléonasme. Mais peu importe : la vérité, c’est que le « mandat » politique dont on nous parle souvent est une fiction, pour la bonne raison qu’il est indéfiniment aménageable.
Quand la délibération consiste, comme on le voit presque tout le temps de nos jours, à laisser une majorité faire bloc et rejeter systématiquement les propositions de lois et les amendements des partis de « l’opposition », on voit mal quels comptes les députés des partis minoritaires pourraient avoir à rendre en cours ou en fin de mandat à leurs électeurs.
Par ailleurs, l’idée qu’ils ne rendent de comptes qu’à leurs électeurs est contraire au « contrat social » en place, qui veut qu’un député représente le peuple et non pas une fraction (ou une faction). Un principe qui n’est pas étranger du tout au fait que le droit de vote des parlementaires soit personnel. En effet, qui peut dire qu’en général il vaut mieux tenter un peu plus de compromis pour cosigner ou bien s’en tenir à ne pas signer ?
Au bilan, que cela plaise ou non, bien malin celui qui pourrait définir ce « mandat »… Toute tentative de définition claire tiendrait d’ailleurs du mandat impératif…[/color]
[color=black]PROFESSIONNALISATION DE LA POLITIQUE
Le fait que le mandat impératif soit inacceptable, car impraticable, nous amène à un point décisif de ce débat. Car si l’on interdit le mandat impératif, que reste-t-il comme base pour juger les choix politiques de nos élus ? La réponse est évidente : la seule sanction politique de l’élection, c’est la non-réélection… Autrement dit, la seule sanction possible de l’élection implique elle-même la réélection (le renouvellement du « mandat ») ! La plupart de ceux qui vous vendent l’idée qu’on va mettre un terme au renouvellement des mandats y ont-ils seulement songé ?
Pardon d’insister un peu mais, ici, le lien avec la professionnalisation de la politique ne saute pas forcément aux yeux. Imaginez tout d’abord qu’on interdise rigoureusement le cumul des mandats. Imaginez ensuite qu’on veuille fixer une limite à deux mandats successifs au même poste. Quelle sera alors la sanction pour le second mandat, puisque, de toutes manières, l’élu sortant ne peut pas se représenter ensuite ? Vous me direz peut-être : il a encore la possibilité de pouvoir se présenter à un autre poste. Et aussi celle de revenir plus tard sur le même poste. Certes. Et c’est pour ça qu’il aura intérêt à satisfaire les électeurs. Mais ça ne change pas grand-chose à l’affaire : on reste encore dans une logique de professionnalisation…
Imaginez, au contraire, qu’on interdise plus d’un ou deux mandats à chaque citoyen, tous postes confondus, dans sa vie : il semblerait – à ce stade du raisonnement – qu’on se débarrasse en bonne partie de la professionnalisation politique, mais que reste-t-il alors de l’espoir d’avoir des élus comptables devant les citoyens ?
Imaginez à présent qu’après un second mandat de député, l’élu aille travailler dans une grande entreprise privée bénéficiant de gros contrats publics (par exemple). S’il a plu à cette entreprise pour des raisons inavouables, on est encore dans une logique de professionnalisation de la politique.
Idem si l’intéressé, ayant séduit les militants de son parti, se recase dans une fonction interne au parti…
Vous écrivez, dans votre réponse : « Je lis qu’on peut se passer des partis politiques. Le droit de s’associer est un droit fondamental. S’associer pour défendre un projet de société ne peut être contesté. Les partis politiques sont des associations dont l’objet social est de promouvoir un projet de société, quel qu’il soit. »
Vous n’y êtes pas. La question n’est évidemment pas d’interdire les partis politiques en tant qu’ « associations dont l’objet social est de promouvoir un projet de société ».
Vous êtes d’ailleurs placé (comme moi) pour savoir qu’ATTAC, qui répond parfaitement à cette définition, n’est pas un parti politique et n’a pas l’intention de le devenir.
Un parti politique, c’est aussi et surtout une machine à sélectionner des candidats. Et il faut ajouter que les partis politiques (mais on pourrait ici ajouter d’autres organisations de masse, comme les médias) forment un ensemble qui a le monopole de la sélection des candidats, des gens qu’il est possible d’élire, et celui des questions auxquelles les citoyens (au mieux) auront le droit de répondre. Un détail…
Non, je ne vois pas. Il faudrait qu’on m’explique un peu comment on entend en finir avec la professionnalisation de la politique dans le système électif. Je ne vois pas un début de partie de réponse sérieuse à cette question.
Une fois ces objections faites, je vous propose de relire attentivement cette autre formule de R.-M. Jennar, qui, à première vue, parait pleine de bon sens : « La professionnalisation de la représentation a totalement perverti la notion de mandat » !
Note : le cas de l’embauche « douteuse » en sortie de mandat, on peut très certainement l’envisager pour une personne tirée au sort. Mais déjà, celui là ne risque pas d’être (ré)élu, du moins il ne sera de toutes manières pas « éligible » avant longtemps. Et quand il sera de nouveau « élu », si jamais il l’est de nouveau, ce ne sera assurément pas parce qu’il aura séduit des électeurs… ou des entreprises. Au pire, le « pantouflage » serait un aller simple, pas un « tourniquet ». Il serait inutile pour une entreprise de compter sur le candidat ensuite. Aucune entreprise, pas même son employeur, ne pourrait compter sur une chance significative que tel candidat soit sélectionné : on la voit mal avoir l’occasion de s’y prendre assez à l’avance pour corrompre les députés. On peut donc, bien sûr, étudier le problème général de la corruption du personnel politique tiré au sort, mais il est clair que nous avons déjà là une différence notable.
Des manières de montrer que l’élection amène fatalement la professionnalisation du personnel politique, il y en a d’autres. Certaines sont plus connues, ou intuitives, et mon but n’est évidemment pas de faire le tour du sujet ici.
L’ARISTOCRATIE ÉLECTIVE
Non seulement les constituants de l’époque avaient bien en tête la question de la professionnalisation de la représentation mais ils la souhaitaient parfaitement !
Qu’ils soient de droite ou de gauche, devrais-je dire, car les deux catégories ont fait le choix d’une « modernité » qui supposait notamment le progrès et l’abondance matérielle (avec ou sans le « doux commerce »), donc plus le temps, pour le citoyen lambda, de se mêler de la chose publique.
C’est justement pour cela qu’ils ne voulaient pas de la démocratie. Avec le système électif, il s’agissait d’avoir des « majeurs » et des « mineurs ». Cela suffit d’ailleurs à contester l’idée selon laquelle « un [des] fondements [de la démocratie est] le libre choix d’un candidat par les citoyens ». Et même à en démontrer l’absurdité : si l’immense majorité des citoyens n’est pas considérée politiquement majeure et puisque, de fait et inévitablement, elle est maintenue dans cette condition, il semble aberrant de lui laisser juger des qualités politiques des candidats, de la pertinence et de la cohérence de leurs propositions… et même de leur adéquation avec « la volonté générale ».
Bref, de quelle « démocratie » parlez-vous ?
Que pensez-vous lorsque vous sentez que le régime en place vous vole jusqu’à vos mots, M. Jennar ? Alors, en retour, ne refusez pas de vous demander si c’est acceptable de contribuer à truster un mot, alors même que vous vous attaquez au sens que d’autres lui donnent. La moindre des choses serait de rentrer dans ce débat sans faire semblant.
Vous écrivez : « dans un tel système, le citoyen s’en remet au hasard en ignorant tout de celui qui le représentera. On prétend remédier aux maux qui affectent la représentation en la supprimant. On crée l’illusion d’une démocratie directe en confiant à des inconnus le sort du peuple. »
Pour faire justice au langage, ne serait-ce que dans cette discussion, il faut également s’arrêter sur le concept de « représentants ». Car, là encore, votre plaidoyer se contente d’étudier une partie de la question. Il n’évoque pas d’autres approches envisageables.
Et que cela vous plaise ou non, vous parlez, bien sûr, de « représentants » au sens de gens supposés être politiquement majeurs, qui auraient la responsabilité de mineurs.
Cela même si, dans un second temps, vous « postulez » que les premiers doivent être comptables devant les premiers. Ce dilemme, on peut le concevoir et le dépasser si l’on songe à notre rapport à nos enfants. La différence, fondamentale, c’est qu’il se passera encore une dizaine d’années avant que ma fille soit majeure, et c’est pour la même raison qu’elle n’est pas encore une citoyenne, une personne dotée de droits politiques.
Or, comme vous le savez très certainement, il existe une toute autre conception de la notion de « représentant », qui correspond à celle de « représentativité ».
Et celle-ci suppose la « similarité » des gouvernants et des gouvernés : est « représentative » une assemblée qui ressemble au peuple.
C’est vous qui parlez de « démocratie directe ». Evidemment, il faut bien déléguer la plupart des fonctions. Mais une fois qu’on considère l’autre définition de la « représentation », le dilemme change lui aussi. Et celui-ci a été résolu depuis fort longtemps, grâce au principe de la rotation des charges. C’est ainsi qu’Aristote a posé que les citoyens doivent pouvoir être tour à tour gouvernants et gouvernés. Un principe qui devient, ici, non pas une espèce de « plus » mais une condition fondamentale, qu’il s’agit donc d’observer quoi qu’il advienne.
Car la seule manière de s’assurer que les gouvernants prendront des orientations qui satisfont les gouvernés est de faire en sorte que les premiers reprennent ensuite la condition des seconds.
Ceci quoi qu’il advienne. Non pas parce qu’ils n’auront pas été réélus. C’est-à-dire, dans un univers idéal, parce qu’ils n’auront pas satisfait les gouvernés.[/color]
Nous avons donc là un fondement de la légitimité qui n’est pas seulement différent mais qui est tout à fait contraire à celui de la légitimité qu’implique le régime électif.
[color=black]Tout le monde comprend que vous vous inquiétiez du problème de la reddition des comptes. Mais il faut regarder la réalité en face et croiser déjà ces éléments :
- rien, a priori, n’empêche d’associer au tirage au sort des procédures de contrôle, de reddition des comptes et des sanctions. Mais il ne peut pas s’agir, évidemment, de sanctionner des orientations politiques ; seulement la violation de la constitution, la violation de lois, le non respect des tâches à exécuter ou encore l’abus de pouvoir ;
- le problème, avec l’élection, c’est qu’en pratique, vous ne pouvez pas plus sanctionner des orientations politiques… sauf, justement, en acceptant la professionnalisation du personnel politique ;
- auquel cas vous perdez la similarité des gouvernants et des gouvernés.
- Vous ne pouvez pas non plus avoir le suffrage universel sans avoir les organisations de masses. Il y aurait tellement à dire sur ces fléaux sociaux, mentaux, moraux, bref, politiques, que sont les organisations de masse.
- On peut déjà noter que, dans leur ensemble, elles exerceront fatalement le monopole de la sélection des candidats et des questions auxquelles le peuple aura (au mieux) le droit de répondre.
RECONSTITUTION
M. Jennar, vous écrivez : « Une longue lutte populaire, qui prit les allures d’un véritable combat de classes, a conduit à l’instauration du suffrage universel comme mode de désignation des représentants. »
Il faut ajouter ici un petit détail qui change tout. Le régime a d’abord été fondé sur le principe de la représentation (au premier des deux sens évoqués précédemment), donc sur le mode électif. A ce moment, le suffrage était censitaire. C’est seulement ensuite, sur ces fondements et pas sur d’autres, et certainement pas avec des horizons très variés, que la longue lutte populaire a visé à l’extension du droit de vote pour aboutir (bien plus tard) au suffrage universel.
Puisque le système était censitaire, il est fort logique que les éligibles (et les électeurs) aient constitué une classe, voire une caste, et il est donc bien compréhensible que la lutte populaire ait visé à rendre le suffrage universel. Il est aussi logique que le peuple, focalisant sur cet aspect, n’ait pas beaucoup songé à l’idée que le problème pouvait être plus profond (ou mal posé). Quoi qu’il en soit, on n’a jamais demandé au peuple s’il préférait le tirage au sort. L’école républicaine moderne l’a elle-même mis aux oubliettes.
Faut-il évoquer encore le sort que les communistes et les socialistes ont souvent réservé aux anarchistes pour insinuer que les horizons n’étaient pas franchement ouverts pour ceux qui, de temps à autres, avaient à réfléchir à ces questions que nous discutons ici ?
« L’ARISTOCRATIE DES PIRES »
Une autre précision me paraît essentielle. Ceux qui ont un peu lu la littérature des débats constitutionnels du XVIIIe siècle, tenus aux États-Unis et en France, savent que le choix du suffrage censitaire a reposé sur des considérations qui, dans l’ensemble, ne correspondent pas du tout à l’intention de « modérer la démocratie » mais à celle de tenir compte des nécessités d’un régime aristocratique. Ces gens-là n’était ni incultes ni fous et, puisque ils faisaient le choix délibéré d’un régime aristocratique, ils craignaient les dérives propres à cette catégorie de régime. L’aristocratie élective, justement, n’allait pas sans poser de gros problèmes pour la cohérence de l’édifice.
Le problème de ces constituants n’était pas que le personnel de la « caste gouvernante » puisse changer au gré des élections. C’était que la mentalité nécessaire à cette caste puisse se pervertir. « Noblesse oblige », dit-on.
Pour résumer en un mot cette problématique, il suffit de prononcer celui de « déracinement ». Songeons un instant à la ploutocratie présente, à son mode de vie, à son mythe du « je me suis fait tout seul » (et après moi le déluge) et à ses projets d’une mondialisation qui, peu importe les dégâts, nous apportera le bonheur pour dans mille ans… Je crois pouvoir affirmer que ce tableau aurait terrorisé nos constituants d’antan.
Je m’arrête sur cette parenthèse finale, en conseillant vivement aux partisans du suffrage universel de se pencher sur ces considérations.
Une question que l’histoire nous a déjà donné tant de raisons d’étudier (notamment depuis l’avènement des totalitarismes) est de savoir s’il est viable de greffer le principe du suffrage universel sur une base fondamentalement aristocratique, puisque cela signifie édifier des machines à mouvoir les masses sur un socle qui suppose avant tout une élite enracinée. Voyez par exemple ce qu’en pensaient Hannah Arendt, Simone Weil et Christopher Lash.[/color]