Les initiatives abouties et cohérentes se préparent en dehors des assemblées
@ Sandy,
La question du volontariat est une chose essentielle sur laquelle je ne reviens pas pour le moment ; je ne la posais pas pour éviter de répondre sur d’autres approches.
Si l’idée générale de la nationalisation des banques [est] fortement répandue dans la nation et si votre échantillon de 3 personnes est supposé être représentatif de ceux qui soutiennent la nationalisation, alors il me parait faux de conclure qu’un seul de ces sous-courants d’idée serait représenté dans une assemblée comptant quelques centaines d’élus : les trois le seront, à peu près en proportion de ce qu’il en est dans le peuple.
Accordez-moi ça, sinon on va devoir causer de statistiques et je crois savoir que nous ne discutions pas du fait qu’il s’agit d’une science exacte.
Cela étant dit, je conçois bien que vous preniez un exemple un peu caricatural : vous avez insisté par ailleurs sur l’existence d’une multiplicité d’opinions si l’on considère les idées prises dans leurs détails.
Il va nous falloir distinguer deux contextes : l’un où une assemblée tirée au sort a l’initiative des lois (ou autres décisions) ; l’autre où elle ne l’a pas.
Prenons d’abord le second cas. Le tirage au sort, donc, peut également s’appliquer à des décideurs privés d’initiative.
Le seul cas bien connu à notre époque étant les jurys d’assises.
Je rappelle aussi que Déhel et moi avons évoqué dernièrement (Étienne aussi a soutenu cette idée) – comme Alain l’avait fait (Propos sur les pouvoirs) – notre intérêt pour un « corps référendaire » qui ne se réunirait pas.
Cette idée me parait importante parce que nous avons là un échappatoire vis-à-vis d’un problème bien connu, que vous reprenez vous-même, qui est celui de l’efficacité s’agissant d’élaborer un projet applicable.
L’efficacité implique généralement le petit comité, la hiérarchie, l’ordre. Allons même jusqu’au bout de cette logique, qui est celle du gouvernement le plus adapté, d’après Rousseau par exemple, à une société décadente, trop vaste, … Celui d’un seul. En effet, nombre d’idées très abouties ont été le produit d’une construction qui s’est faite dans l’esprit d’un seul individu.
Soit, mais cela n’écarte pas du tout la possibilité d’une relecture, généralement salutaire, ne serait-ce que parce que le diable est dans les détails.
En l’occurrence, et en définitive – personne ne pourra dire que Rousseau n’a pas, en même temps, refusé le label de « loi » à une règle non acceptée par la volonté générale, la plus vraie qui soit – cela n’empêche pas de faire juger de l’acceptabilité et de la cohérence d’un projet par une assemblée potentiellement très vaste, tirée au sort. Si elle ne se réunit pas, donc ne débat pas, la question du jugement du projet a posteriori se pose de manière franche, et de manière tout à fait découplée de la question de l’initiative et de celle de la construction du projet.
Passons au premier cas.
Vous parlez de la difficulté de monter un projet dans une assemblée tirée au sort, mais vous avez l’air de supposer qu’il n’en est pas ainsi dans une assemblée élue. De deux choses l’une : soit cette assemblée est un ensemble d’individus libres, non affiliés à des partis, comme cela se concevait jusque vers le début du XIXe, il me semble, et dans ce cas, je ne vois pas spécialement la différence (sauf si vous faites « le postulat aristocrate », ce qui n’est pas votre cas, me semble-t-il) ; soit cette assemblée est composée d’un ensemble de gens représentant, en fait, des partis ; dans ce cas, il faut discuter de la capacité des partis à monter un projet cohérent, d’une part, et à monter un projet acceptable par le peuple, d’autre part. Je n’y reviendrai pas ce soir, je suis trop fatigué pour m’éterniser.
Revenons à l’assemblée tirée au sort.
A vrai dire, je n’ai encore jamais pris le temps d’imaginer de travail d’une assemblée tirée au sort qui se chargerait elle-même d’initier les projets de lois. J’ai suggéré qu’elle pourrait être la garante de la conduite des référendum d’initiative. J’ai aussi suggéré qu’elle puisse saisir des conférences de citoyens pour mener un débat pour préparer telle décision. Etc.
Cela suppose couramment qu’elle doive d’abord détenir elle-même un projet abouti, mais rien n’indique qu’elle doive l’établir elle-même.
Or, justement, qui parle d’élaborer des initiatives au sein de cette assemblée ?
Vous figurez-vous que les projets de lois qui arrivent à l’assemblée, au présent, sont couramment des bribes de projet pas du tout abouties ? Non, le plus souvent, la « relecture » des lois est justement une relecture.
Le principe d’isegoria, qu’on doit invoquer à plus forte raison (pratique) s’agissant des députés, implique qu’un seul membre de l’assemblée ait le pouvoir de saisir celle-ci d’une proposition. Pourquoi cet individu serait-il incapable de porter un projet déjà cohérent ? Puisqu’il peut avoir recouru pour sa préparation, en amont, à toutes sortes de consultations, et aussi bien aux deux procédures extrêmes, qui sont : un projet informel d’initiative populaire, ayant impliqué progressivement de plus en plus de gens, et un grand nombre sur la fin ; une conception en petit comité, voire dans un seul esprit, suivie d’une relecture par un petit comité ?
Les bonnes idées appartiennent tout le monde. A tous ceux qui veulent bien se les approprier.
Et d’ailleurs, quand bien même cette assemblée est tirée au sort, qu’est-ce qui empêche chacun de ses membres de reprendre, même textuellement et entièrement, des propositions faites par des organisations politiques, y compris des partis ?
En écrivant cela, je retrouve exactement l’esprit d’un argument que j’ai utilisé, récemment, au sein d’ATTAC, pour rejeter la structure actuelle qui met sur un pied d’égalité supposée (au mieux) des personnes morales (associations fondatrices d’ATTAC) et des personnes physiques, dans le Conseil d’administration (qui, « classiquement », exerce d’ailleurs en partie des fonctions législatives). J’avais conclu mon argumentation en soulignant ceci : si telle personne morale fondatrice, au travers de telle ou telle idée – les idées de ses membres, qui sont des personnes physiques – est manifestement solidaire de l’association mère, alors ces idées seront reprises par ses membres (personnes physiques) et défendues par eux ; cette solidarité politique n’exige pas de clause statutaire. De la même manière, on pourrait imaginer de retirer l’accès direct (a fortiori, le monopole) aux assemblées aux partis sans pour autant interdire les partis, ni même interdire l’affiliation aux députés.
On retrouve également là ce que préconisait Simone Weill : il faut interdire la liberté d’expression des associations (de presse) au nom même de la liberté d’expression des individus (journalistes).
Il faut enfin tenir compte de cette dimension qu’est la technocratie – j’ajouterais : celle du totalitarisme qui, en puissance, ne nous a jamais quitté depuis des décennies. Une situation qui isole les individus, les enferme dans un tas de schémas de pensée en bonne part absurdes tandis qu’elle les déracine ; une situation qui – pour rebondir sur votre question – démultiplie à l’infini les idées de détails et, surtout, l’incapacité à se mettre d’accord.
Mais celle-ci est déjà le symptôme d’une démocratie depuis longtemps simulée et bafouée. Comment prendre pour cadre, pourquoi s’arrêter à prendre pour cadre d’exercice d’une assemblée tirée au sort ce qui est en grande part le résultat d’une « démocratie de parti » qui a fait s’affronter essentiellement des groupes d’intérêt privé (d’abord au sens des classes, mais surtout, ensuite, au sens du lobbying inavouable) ? On peut sans aucun doute critiquer Rousseau, mais on doit se rappeler sa conception de la volonté générale, qui admettait qu’elle puisse être quasi-unanime lorsque, justement, chaque membre de l’assemblée défendait l’intérêt général et non un intérêt particulier.
Vous pourriez dire que cela restera le cas si l’assemblée est tirée au sort. Je vous renverrais alors à ce que je disais au départ : une grande différence serait que chaque membre de cette assemblée serait depuis peu seulement « extrait » du peuple et serait assuré d’y retourner bientôt ; aussi sera-y-il nettement plus enclin à penser à l’intérêt général.
C’est précisément de ce postulat qu’on est parti pour imaginer que les inégalités en droit, puis même les inégalités sociales, peuvent être limitées du fait de l’instauration de l’égalité politique.
Certes, il faudra du temps, en repartant de la situation présente, car les inégalités sociales entre les membres de la première assemblée tirée au sort seront importantes.
Voilà, j’espère avoir fait un peu mieux, cette fois, pour vous répondre.