[bgcolor=#FFFF99]De la taille des sociétés, qui permet (ou pas) la démocratie[/bgcolor]
Cher Sandy,
Connaissez-vous ces trois textes, que j’ai signalés sur le blog entre 2006 et 2008 et que je trouve particulièrement pertinents et remaquables ?
[b]De l'étendue de l’État.[/b]
C’est à la violence que les États doivent leur origine ; presque toujours quelque heureux brigand en est le fondateur, et presque partout les lois ne furent, dans leur principe, que des règlements de police, propres à maintenir à chacun la tranquille jouissance de ses rapines.
Quelqu’impure que soit l’origine des États, dans quelques-uns l’équité sortit du sein des injustices, et la liberté naquit de l’oppression.
Lorsque de sages lois forment le gouvernement, la petite étendue de l’État ne contribue pas peu à y maintenir le règne de la justice et de la liberté ; et toujours d’autant plus efficacement qu’elle est moins considérable.
Le gouvernement populaire parait naturel aux petits États, et la liberté la plus complète s’y trouve établie.
Dans un petit État, presque tout le monde se connaît, chacun y a les mêmes intérêts ; de l’habitude de vivre ensemble naît cette douce familiarité, cette franchise, cette confiance, cette sûreté de commerce, ces relations intimes qui forment les douceurs de la société, l’amour de la patrie. Avantages dont sont privés les grands États, où presque personne ne se connaît, et dont les membres se regardent toujours en étrangers.
Dans un petit État, les magistrats ont les yeux sur le peuple, et le peuple a les yeux sur les magistrats.
Les sujets de plainte étant assez rares, sont beaucoup mieux approfondis, plutôt réparés, plus facilement prévenus.
L’ambition du gouvernement n’y saurait prendre l’essor sans jeter l’alarme, sans trouver des obstacles invincibles. Au premier signal du danger, chacun se réunit contre l’ennemi commun, et l’arrête. Avantages dont sont privés les grands États : la multiplicité des affaires y empêche d’observer la marche de l’autorité, d’en suivre les progrès ; et dans ce tourbillon d’objets qui se renouvellent continuellement, distrait des uns par les autres, on néglige de remarquer les atteintes portées aux lois ou on oublie d’en poursuivre la réparation. Or, le prince mal observé, y marche plus sûrement et plus rapidement au pouvoir absolu.
Extrait (p. 22) de : « Les chaînes de l’esclavage » de Jean-Paul Marat (1792)
[b]Méditation sur l’obéissance et la liberté[/b]
hiver 1937-1938
La soumission du plus grand nombre au plus petit, ce fait fondamental de presque toute organisation sociale, n’a pas fini d’étonner tous ceux qui réfléchissent un peu. Nous voyons dans la nature, les poids les plus lourds l’emporter sur les moins lourds, les races les plus prolifiques étouffer les autres. Chez les hommes, ces rapports si clairs semblent renversés. Nous savons, certes, par une expérience quotidienne, que l’homme n’est pas un simple fragment de la nature, que tout ce qu’il y a de plus élevé chez l’homme, la volonté, l’intelligence, la foi, produit tous les jours des espèces de miracles. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit ici. La nécessité impitoyable qui a maintenu et maintient sur les genoux les masses de pauvres, les masses de subordonnés est analogue à tout ce qu’il y a de brutal dans la nature. Et pourtant, elle s’exerce apparemment en vertu de lois contraires à celles de la nature. Comme si, dans la balance sociale, le gramme l’emportait sur le kilo.
Il y a près de quatre siècles, le jeune La Boétie, dans son Contr’Un [Discours de la servitude volontaire], posait la question. Il n’y répondait pas. De quelles illustrations émouvantes pourrions-nous appuyer son petit livre, nous qui voyons aujourd’hui, dans un pays qui couvre le sixième du globe, un seul homme [Joseph Staline] saigner toute une génération ! C’est quand sévit la mort que le miracle de l’obéissance éclate aux yeux. Que beaucoup d’hommes se soumettent à un seul par crainte d’être tués par lui, c’est assez étonnant ; mais qu’ils restent soumis au point de mourir sous son ordre, comment le comprendre ? Lorsque l’obéissance comporte au moins autant de risque que la rébellion, comment se maintient-elle ?
La connaissance du monde matériel où nous vivons a pu se développer à partir du moment où Florence, après tant d’autres merveilles, a apporté à l’humanité, par l’intermédiaire de Galilée, la notion de force. C’est alors aussi seulement que l’aménagement du milieu matériel par l’industrie a pu être entrepris. Et nous, qui prétendons aménager le milieu social, nous n’en possèderons pas même la connaissance la plus grossière aussi longtemps que nous n’aurons pas vraiment conçu la notion de force sociale. La société ne peut pas avoir ses ingénieurs aussi longtemps qu’elle n’aura pas eu son Galilée. Y a-t-il en ce moment, sur toute la surface de la terre, un esprit qui conçoive même vaguement comment il se peut qu’un homme, au Kremlin, ait la possibilité de faire tomber n’importe quelle tête dans les limites des frontières russes ?
Les marxistes n’ont pas facilité une vue claire du problème en choisissant l’économie comme clef de l’énigme sociale. Si l’on considère une société comme un être collectif, alors ce gros animal, comme tous les animaux, se définit principalement par la manière dont il s’assure la nourriture, le sommeil, la protection contre les intempéries, bref la vie. Mais la société considérée dans son rapport avec l’individu ne peut pas se définir simplement par les modalités de la production. On a beau avoir recours à toutes sortes de subtilités pour faire de la guerre un phénomène essentiellement économique, il éclate aux yeux que la guerre est destruction et non production. L’obéissance et le commandement sont aussi des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. Quand un vieil ouvrier sans travail et sans secours périt silencieusement dans la rue ou dans un taudis, cette soumission qui s’étend jusque dans la mort ne peut pas s’expliquer par le jeu des nécessités vitales. La destruction massive du blé, du café, pendant la crise est un exemple non moins clair. La notion de force et non la notion de besoin constitue la clef qui permet de lire les phénomènes sociaux.
Galilée n’a pas eu à se louer, personnellement, d’avoir mis tant de génie et tant de probité à déchiffrer la nature ; du moins ne se heurtait-il qu’à une poignée d’hommes puissants spécialisés dans l’interprétation des Écritures. L’étude du mécanisme social, elle, est entravée par des passions qui se retrouvent chez tous et chez chacun. Il n’est presque personne qui ne désire soit bouleverser, soit conserver les rapports actuels de commandement et de soumission. L’un et l’autre désir mettent un brouillard devant le regard de l’esprit, et empêchent d’apercevoir les leçons de l’histoire, qui montre partout les masses sous le joug et quelques uns levant le fouet.
Les uns, du côté qui fait appel aux masses, veulent montrer que cette situation est non seulement inique, mais aussi impossible, du moins pour l’avenir proche ou lointain. Les autres, du côté qui désire conserver l’ordre et les privilèges, veulent montrer que le joug pèse peu, ou même qu’il est consenti. Des deux côtés, on jette un voile sur l’absurdité radicale du mécanisme social, au lieu de regarder bien en face cette absurdité apparente et de l’analyser pour y trouver le secret de la machine. En quelque matière que ce soit, il n’y a pas d’autre méthode pour réfléchir. L’étonnement est le père de la sagesse, disait Platon.
[bgcolor=#FFFF99]Puisque le grand nombre obéit, et obéit jusqu’à se laisser imposer la souffrance et la mort, alors que le petit nombre commande, c’est qu’il n’est pas vrai que le nombre est une force. Le nombre, quoique l’imagination nous porte à croire, est une faiblesse.[/bgcolor] La faiblesse est du côté où on a faim, où on s’épuise, où on supplie, où on tremble, non du côté où on vit bien, où on accorde des grâces, où on menace. [bgcolor=#FFFF99]Le peuple n’est pas soumis bien qu’il soit le nombre, mais parce qu’il est le nombre.[/bgcolor] Si dans la rue un homme se bat contre vingt, il sera sans doute laissé pour mort sur le pavé. Mais sur un signe d’un homme blanc, vingt coolies annamites peuvent être frappés à coups de chicotte, l’un après l’autre, par un ou deux chefs d’équipe.
La contradiction n’est peut-être qu’apparente. Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais, précisément parce qu’ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. Les autres, précisément parce qu’ils sont trop nombreux, sont un plus un plus un, et ainsi de suite. Ainsi, la puissance d’une infime minorité repose malgré tout sur la force du nombre. Cette minorité l’emporte de beaucoup en nombre sur chacun de ceux qui composent le troupeau de la majorité. Il ne faut pas en conclure que l’organisation des masses renverserait le rapport, car elle est impossible. [bgcolor=#FFFF99]On ne peut établir de cohésion qu’entre une petite quantité d’hommes. Au-delà, il n’y a plus que juxtaposition d’individus, c’est-à-dire faiblesse.[/bgcolor]
Il y a cependant des moments où il n’en est pas ainsi. À certains moments de l’histoire, un grand souffle passe sur les masses ; leur respiration, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors, rien ne leur résiste. Les puissants connaissent à leur tour, enfin, ce que c’est que de se sentir seul et désarmé ; et ils tremblent. Tacite, dans quelques pages immortelles qui décrivent une sédition militaire, a su parfaitement analyser la chose. « Le principal signe d’un mouvement profond, impossible à apaiser, c’est qu’ils n’étaient pas disséminés ou manœuvrés par quelques uns, mais ensemble ils prenaient feu, ensemble ils se taisaient, avec une telle unanimité et une telle fermeté qu’on aurait cru qu’ils agissaient au commandement. » Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936 et l’impression ne s’en est pas encore effacée.
De pareils moments ne durent pas, bien que les malheureux souhaitent ardemment les voir durer toujours. Ils ne peuvent pas durer, parce que cette unanimité, qui se produit dans le feu d’une émotion vive et générale, n’est compatible avec aucune action méthodique. Elle a toujours pour effet de suspendre toute action, et d’arrêter le cours quotidien de la vie. Ce temps d’arrêt ne peut se prolonger ; le cours de la vie quotidienne doit reprendre, les besognes de chaque jour s’accomplir. La masse se dissout à nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s’estompe ; la situation primitive, ou une situation équivalente, se rétablit peu à peu ; et bien que dans l’intervalle les maîtres aient pu changer, ce sont toujours les mêmes qui obéissent.
Les puissants n’ont pas d’intérêt plus vital que d’empêcher cette cristallisation des foules soumises, ou du moins, car ils ne peuvent pas toujours l’empêcher, de la rendre le plus rare possible. Qu’une même émotion agite en même temps un grand nombre de malheureux, c’est ce qui arrive très souvent par le cours naturel des choses ; mais d’ordinaire cette émotion, à peine éveillée, est réprimée par le sentiment d’une impuissance irrémédiable. Entretenir ce sentiment d’impuissance, c’est le premier article d’une politique habile de la part des maîtres.
L’esprit humain est incroyablement flexible, prompt à imiter, prompt à plier sous les circonstances extérieures. Celui qui obéit, celui dont la parole d’autrui détermine les mouvements, les peines, les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. À l’autre bout de l’échelle, on se sent de même supérieur, et ces deux illusions se renforcent l’une l’autre. Il est impossible à l’esprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience d’une valeur intérieure, quand cette conscience ne s’appuie sur rien d’extérieur. Le Christ lui-même, quand il s’est vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien, a perdu un moment le sentiment de sa mission ; que peut vouloir dire d’autre le cri : « mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de toute éternité à obéir ; et chaque marque de mépris, même infime, qu’ils souffrent de la part de leurs supérieurs ou de leurs égaux, chaque ordre qu’ils reçoivent, surtout chaque acte de soumission qu’ils accomplissent eux-mêmes, les confirment dans ce sentiment.
Tout ce qui contribue à donner à ceux qui sont en bas de l’échelle sociale le sentiment qu’ils ont une valeur est, dans une certaine mesure, subversif. Le mythe de la Russie soviétique est subversif pour autant qu’il peut donner au manœuvre d’usine communiste renvoyé par son contremaître le sentiment que malgré tout il a derrière lui l’armée rouge et Magnitogorsk [centre sidérurgique, au pied de l’Oural, qui était censé montrer la réussite des plans quinquennaux soviétiques], et lui permettre ainsi de conserver sa fierté. Le mythe de la révolution historiquement inéluctable joue le même rôle, quoique plus abstrait ; c’est quelque chose, quand on est misérable et seul, que d’avoir pour soi l’histoire.
Le christianisme, dans ses débuts, était lui aussi dangereux pour l’ordre. Il n’inspirait pas aux pauvres, aux esclaves, la convoitise des biens et de la puissance, tout au contraire ; mais il leur donnait le sentiment d’une valeur intérieure qui les mettait sur le même plan ou plus haut que les riches, et c’était assez pour mettre la hiérarchie sociale en péril. Bien vite il s’est corrigé, a appris à mettre entre les mariages, les enterrements des riches et des pauvres la différence qui convient, et à reléguer les malheureux, dans les églises, aux dernières places.
La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi, tout ce qu’il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d’amour est corrosif pour l’ordre. La pensée peut aussi bien, à aussi juste titre, être flétrie comme révolutionnaire d’un côté, comme contre-révolutionnaire de l’autre. Pour autant qu’elle construit sans cesse une échelle de valeurs « qui n’est pas de ce monde », elle est l’ennemie des forces qui dominent la société.
Mais elle n’est pas plus favorable aux entreprises qui tendent à bouleverser ou à transformer la société, et qui, avant même d’avoir réussi, doivent nécessairement impliquer chez ceux qui s’y vouent la soumission du plus grand nombre au plus petit, le dédain des privilégiés pour la masse anonyme et le maniement du mensonge. Le génie, l’amour, la sainteté méritent pleinement le reproche qu’on leur fait des fois de tendre à détruire ce qui est sans rien construire à la place.
Quant à ceux qui veulent penser, aimer, et transporter en toute pureté dans l’action politique ce que leur inspirent leur esprit et leur cœur, ils ne peuvent que périr égorgés, abandonnés même des leurs, flétris après leur mort par l’histoire, comme ont fait les Gracques. [Le tribun Tiberius Gracchus (162-133 av JC) proposa une loi agraire qui heurta les intérêts du patriciat ; la plèbe l’abandonna et il fut tué lors d’une émeute. Son frère Caius Gracchus (154-121 av JC), également tribun, tenta à son tour des réformes dont la mise en œuvre se heurta elle aussi à l’hostilité de la plèbe suscitée par les démagogues du patriciat. Caius Gracchus périt assassiné.]
Il résulte d’une telle situation, pour tout homme amoureux du bien public, un déchirement cruel et sans remède. Participer, même de loin, au jeu des forces qui meuvent l’histoire n’est guère possible sans se souiller ou sans se condamner d’avance à la défaite. Se réfugier dans l’indifférence ou dans une tour d’ivoire n’est guère possible non plus sans beaucoup d’inconscience. La formule du « moindre mal », si décriée par l’usage qu’en ont fait les social-démocrates, reste alors la seule applicable, à condition de l’appliquer avec la plus froide lucidité.
L’ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu’il soit. On ne peut reprocher à ceux qu’il écrase de le saper autant qu’ils peuvent ; quand ils se résignent, ce n’est pas par vertu, c’est au contraire sous l’effet d’une humiliation qui éteint chez eux les vertus viriles. On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui l’organisent de le défendre, ni les représenter comme formant une conjuration contre le bien général. Les luttes entre concitoyens ne viennent pas d’un manque de compréhension ou de bonne volonté ; elles tiennent à la nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées mais seulement étouffées par la contrainte. Pour quiconque aime la liberté, il n’est pas désirables qu’elles disparaissent, mais seulement qu’elles restent en deçà d’une certaine limite de violence.
Simone Weil (1909 – 1943).
Document téléchargeable ici : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/Simone_Weil_1938_Meditation_sur_l_obeissance_et_la_liberte.pdf
Le référendum sur le traité constitutionnel européen :
[bgcolor=#FFFF99]L’arithmétique de la démocratie
Ou les conséquences démocratiques de la dimension des nations [/bgcolor]
16 mai 2005
Jean-Jacques Rosa*
- Le point essentiel du débat sur le traité constitutionnel n’est pas de savoir si ce texte est suffisamment socialiste ou excessivement libéral. Aucune constitution ne peut fixer à l’avance ce que seront les conditions des équilibres sociaux et politiques qui pousseront des gouvernements d’orientations idéologiques diverses à adopter, dans des périodes futures caractérisées par l’imprévisibilité, des pratiques plus ou moins dirigistes.
Mais les promoteurs du traité savent bien que pour obtenir un soutien majoritaire dans les électorats, la question de la centralisation européenne n’étant a priori ni de gauche ni de droite, c’est-à-dire ne se définissant pas en termes de redistribution des revenus, il convient de ratisser large et d’attirer simultanément des électeurs de droite et des électeurs de gauche.
D’où le double langage consistant à inscrire d’avance des politiques – de gauche et de droite – dans le texte, ce qui engendre les ambiguïtés que l’on observe mais tend à maximiser les votes favorables. Il s’agit d’attirer des clientèles diverses ou opposées en leur faisant miroiter l’obtention définitive des résultats redistributifs qu’elles préfèrent, ce qui est à la fois impossible et contraire à l’objet même de la constitution qui est de fixer des règles générales de décision collective et confirmer la répartition des pouvoirs entre groupes sociaux dominants comme l’avait parfaitement expliqué Charles Beard dans son ouvrage classique de 1913, An Economic Interpretation of the U.S. Constitution (1) .
Une constitution définit les modalités des relations entre les dirigeants et les dirigés, leurs pouvoirs respectifs, et non pas le détail des politiques futures des dirigeants, qui changeront nécessairement au fil du temps, des circonstances et des évolutions de carrières.
- Le point essentiel du débat sur le traité constitutionnel consiste à savoir si le déplacement qu’il nous propose du lieu géographique du pouvoir politique et de son aire de contrôle, du niveau actuel des nations européennes vers le niveau continental de l’union (à vocation fédérale) est ou non avantageux pour les populations concernées. Le passage à une dimension plus vaste de la société politique en Europe, jusqu’à atteindre celle du continent tout entier, est-elle ou non dans notre intérêt collectif ?
Nous nous situons ici dans une perspective démocratique, c’est-à-dire dans laquelle c’est le peuple dans son ensemble – au-delà des groupes de pression divers - qui détient l’autorité politique, ou contrôle suffisamment ses dirigeants pour obtenir des décisions collectives qui favorisent ses intérêts au sens large et non pas en priorité le seul intérêt des groupes dirigeants.
La valeur prioritaire à défendre dans un débat constitutionnel est donc celle de la démocratie. Il convient d’abord de s’assurer que la constitution favorise et garantit l’exercice de la démocratie.
Ensuite, parmi l’ensemble des constitutions démocratiques, il faut choisir celles qui sont le plus efficaces du point de vue du niveau de vie et de la croissance. Le second critère est donc celui de l’efficacité de la gestion, l’efficacité de l’Etat contribuant pour partie à l’efficacité générale de l’économie.
Il s’ensuit que le débat sur le traité constitutionnel se définit par la double question : la centralisation des décisions politiques au niveau du continent accroît-elle ou réduit-elle le degré de fonctionnement démocratique dans les pays concernés (ou pour les peuples concernés) ? et d’autre part conduit-elle à un accroissement ou une réduction de l’efficacité des économies des pays qui font actuellement partie de l’Union ?
Ayant largement traité par ailleurs la question de l’efficacité ou de l’inefficacité économique de la grande dimension des organisations hiérarchiques et des nations (Le second vingtième siècle : déclin des hiérarchies et avenir des nations, Grasset 2000), je voudrais aborder ici la première question, celle de l’impact de la centralisation, et donc de la dimension, sur la démocratie.
- Rappelons que selon le Petit Robert, « la démocratie (n.f.) … est l’organisation politique dans laquelle l’ensemble des citoyens exerce la souveraineté ». La démocratie implique par conséquent une large participation des citoyens et exclut en principe un rôle prépondérant de tels ou tels groupes d’individus.
La tradition politique classique, depuis la Grèce antique jusqu’à Rousseau et Montesquieu, attribuait sans grande discussion un avantage démocratique aux pays ou entités politiques de petites dimensions, démographiques ou géographiques. La participation y était censée plus intense, les communications meilleures, les préférences plus homogènes et le poids des groupes organisés moindre.
Une novation est intervenue avec l’explosion démographique de la période moderne et la constitution de grandes démocraties, notamment aux Etats-Unis. Mais notons que ces grandes démocraties éprouvent le plus souvent le besoin de décentraliser leur organisation en une structure fédérale.
C’est ainsi que Dahl et Tufte (Robert A. Dahl et Edward R. Tufte, Size and Democracy, Stanford University Press, 1974, p.38) ont observé des corrélations systématiquement négatives, pour 18 démocraties représentatives, entre les dimensions démographiques et géographiques des pays, d’une part, et le degré de centralisation des fonctions gouvernementales, de l’autre. La conclusion est limpide : les grands pays qui sont démocratiques se décentralisent, sans doute pour rester à la fois démocratiques et efficaces dans la gestion.
Or c’est l’inverse qui nous est proposé par l’entreprise de « construction politique européenne » et par le traité constitutionnel : on nous propose d’augmenter considérablement la dimension du « pays » (l’Union européenne) par rapport aux nations existantes, tout en accroissant simultanément la centralisation des pouvoirs.
Un peu d’arithmétique élémentaire nous donne, à titre d’illustration et en première approximation, l’ordre de grandeur de la régression démocratique que détermine cette stratégie de la grande dimension.
Elle réduit en premier lieu le pouvoir de l’électeur, elle peut ensuite mettre en minorité permanente l’électorat de certaines nations dans la décision du grand ensemble, et elle conduit enfin à majorer l’influence des lobbies et groupes de pression ainsi que celle de la classe professionnelle bureaucratico-politique au détriment naturellement de l’ensemble du corps électoral.
A. La dilution du pouvoir électoral
Examinons la situation des électeurs français face aux principaux acteurs du jeu politique constitutionnel, en comparant le poids de leur vote dans la constitution française actuelle et dans le cadre du traité constitutionnel.
(En simplifiant considérablement tous les détails institutionnels pour rendre la trame de l’argumentation plus lisible, par exemple les pourcentages exacts de représentation parlementaire, les majorités électorales et de gouvernement, les droits de veto, etc.).
Ces acteurs sont le Parlement et le gouvernement (en incluant dans ce dernier, par simplification et pour la commodité du raisonnement, le Président de la République) dans le premier cas, et le Parlement, le Conseil des Ministres et la Commission de Bruxelles dans le second.
a/ Le pouvoir de l’électeur sur la désignation du Parlement
Le contrôle de l’ensemble des électeurs français est de 100 % dans le cadre de la Constitution nationale. L’ensemble des élus représente ainsi l’ensemble de la population (plus ou moins fidèlement selon le système électoral adopté).
Dans une Constitution européenne, les électeurs français dans leur ensemble ne peuvent espérer désigner des élus au Parlement européen qu’au prorata de leur poids démographique comparé à celui de l’ensemble européen, soit approximativement, selon les règles adoptées, celui d’une soixantaine de millions de personnes sur plus de 450 millions d’européens. Disons environ 13 % des parlementaires de Strasbourg.
Le facteur de dilution du pouvoir électoral du citoyen français est de l’ordre de plus de 7.
b/ Le pouvoir de l’électeur sur les décisions de l’exécutif
Pour ce qui est du contrôle de l’ensemble des électeurs français sur l’exécutif (le Gouvernement en France et le Conseil des ministres dans le traité) il passe de 100 % dans la Constitution nationale à 1 ministre sur 25 dans le traité, soit 4% du Conseil.
Le facteur de dilution du pouvoir de l’électeur est ici de 25.
B. La perte de représentativité de politiques
Dans les analyses du « Public Choice » ou analyse économique de la politique (Buchanan et Tullock, The Calculus of Consent), il est généralement admis que c’est l’électeur « médian », celui qui se trouve au centre de la distribution des préférences politiques individuelles, qui détermine effectivement les politiques adoptées.
Mais plus l’ensemble des populations – et des électorats – devient vaste, plus il est probable que des peuples différents, ayant connu des traditions différentes et se situant dans des ensembles économiques et culturels différenciés, aient des distributions de préférences politiques dissemblables.
Ainsi il est très concevable que l’ensemble de l’électorat d’un pays ne soit pas réparti (dans ses préférences politiques) comme l’ensemble de la population du grand ensemble continental.
On peut se trouver alors dans une situation ou tout l’électorat national occupe une position décentrée par rapport à l’ensemble de l’électorat continental.
Pour concrétiser, l’ensemble des électeurs suédois ou danois peuvent avoir une préférence pour la redistribution des revenus beaucoup plus marquée que celle de l’ensemble des électeurs européens. Dans ce cas ces électeurs suédois ou danois n’auront jamais satisfaction en Europe si la politique de redistribution est désormais « fédérale », c’est-à-dire centralisée, alors qu’ils pourraient choisir précisément la politique de leur convenance en restant indépendants au sein de leur propre pays.
Cet argument est bien connu dans l’analyse des biens et services faisant l’objet d’une décision collective : la fourniture d’un service collectif, nécessairement standardisé, est de ce fait moins adaptée aux attentes diverses des divers individus que la fourniture décentralisée et individualisée du même service par des producteurs multiples et concurrents : « one size does not fits all ».
C’est en particulier ce qui se passe pour l’euro. Une politique monétaire unique en Europe ne correspondra probablement aux besoins d’aucune des économies concernées si celles-ci restent caractérisées par des conjonctures autonomes et différenciées.
Il s’ensuit que le passage à une politique continentale ne peut qu’affaiblir la satisfaction démocratique des électorats nationaux si ces derniers ont des préférences spécifiques et ne forment pas, du point de vue de ces préférences, un « peuple unique » avec ceux des autres pays membres.
C’est ce mécanisme fondamental qui donne un contenu véritable au débat sur l’existence ou non d’un « peuple européen ». Ce n’est pas une question idéologique ou spéculative : il s’agit de savoir si les préférence politiques sont distribuées de façon similaire (« homothétique ») ou au contraire dissemblable au sein des « peuples nationaux » des pays membres. L’hétérogénéité des préférences entraîne l’inefficacité démocratique de la prestation centralisée.
Lorsque les distributions des préférences diffèrent entre les nations actuelles, le passage à une décision européenne peut réduire sensiblement la représentativité des décisions collectives.
La démocratie est alors affaiblie : elle régresse.
Mais à ces deux effets déjà redoutables s’ajoute une troisième raison de dilution de la démocratie : le renforcement spectaculaire des lobbies et du personnel politique et administratif lors du passage à la plus grande dimension.
C. Renforcement de l’exécutif et des lobbies
On sait que la classe politique dans son immense majorité est totalement acquise à la nécessité de la construction européenne, alors même que les électeurs dans leur ensemble sont très partagés, comme l’a montré par exemple le référendum sur Maastricht et comme le montre à nouveau aujourd’hui celui sur le traité constitutionnel.
Si l’on croit valables, au moins en partie, certains des arguments exposant les inconvénients de l’unification, on ne peut que s’interroger sur les raisons de cet extraordinaire consensus jadis dénoncé comme « la pensée unique ».
La seule explication généralement avancée est celle de « l’idéologie » européiste. Mais une idéologie ne peut être totalement arbitraire ni complètement déconnectée d’intérêts réels.
Nous proposons ici une autre explication qui tient au gain considérable de pouvoir et de ressources dont bénéficie à la classe politique et administrative dans son ensemble (ce que nous désignons comme la « classe exécutive »(1)) ainsi que les groupes de pressions et autres lobbies, dans le cadre d’une centralisation, c’est-à-dire d’un accroissement de la dimension de la société politique.
Or le renforcement du pouvoir de l’exécutif et de divers groupes sociaux se fait au détriment
u contrôle des électeurs qui sont censés, en régime démocratique, dicter à l’exécutif ses décisions, ce dernier étant « l’agent » des détenteurs ultimes et légitimes du pouvoir, les citoyens.
[bgcolor=#FFFF99]a/ L’avantage de la classe exécutive [/bgcolor]
Le passage à la grande dimension de l’ensemble auquel s’appliquent de mêmes lois et règlements change radicalement les conséquences économiques de ces dispositions juridiques.
On sait depuis l’analyse de George Stigler (Prix Nobel d’économie) et de Sam Peltzman, que les réglementations sont des formes d’impôts accompagnées de subventions ou transferts de revenus. Elles imposent en effets des coûts à certaines catégories d’acteurs et apportent des avantages ou transferts à d’autres catégories. Ainsi une politique de soutien des prix agricoles (au dessus des prix courants de marché) détermine un prélèvement payé par les consommateurs de ces produits, et qui permet de subventionner les producteurs. C’est un impôt accompagné d’un transfert.
Or le passage de réglementations qui affectent au niveau d’une nation 50, 60 ou 70 millions de personnes à des réglementations qui en affectent 450 millions, change évidemment le « budget implicite » qui correspond à ces quasi impôts et transferts.
Une mesure qui représentait un montant d’impôt et un transfert de 6 euros détermine désormais, dans le cadre unique européen un impôt et transfert de 45 euros.
[bgcolor=#FFFF99]Le pouvoir de l’exécutif qui décide de ces opérations est modifié dans les mêmes proportions – ici de 1 à 13 - puisqu’il peut affecter pour ces mêmes montants des clientèles correspondantes beaucoup plus vastes. [/bgcolor]
Il y a donc renforcement du pouvoir de l’exécutif du grand ensemble par rapport à ceux des anciennes nations indépendantes (pouvoir positif et négatif, car le pouvoir de l’autorité qui gère ces réglementations effectives ou potentielles tient aussi à sa capacité « de nuisance » à l’égard de ceux qui subissent le poids de la nouvelle quasi fiscalité, comme le montre Fred McChesney, Rent seeking and rent extraction, chapitre 18 in William F. Shughart II et Laura Razzolini, eds. The Elgar Companion to Public Choice, Edward Elgar, 2001).
L’attractivité des carrières dans cet exécutif est augmentée d’autant. De la même façon que les carrières dans les plus grandes entreprises bénéficient d’une attractivité qui est liée au niveau de leur chiffre d’affaires, les plus grandes entreprises payant généralement des salaires plus élevés que les plus petites, le prestige et les rémunérations des fonctionnaires et dirigeants politiques est lié à la grande dimension de l’ensemble qu’ils régissent.
Mais ce n’est pas la seule mutation que provoque la centralisation.
b/ L’avantage des lobbies
La centralisation des politiques bénéficie tout autant aux divers lobbies. En effet au lieu d’avoir à négocier avec 15 ou 25 autorités nationales indépendantes, ces derniers peuvent se concentrer sur une seule autorité continentale pour avoir accès à l’ensemble du marché de 450 millions de consommateurs.
L’importance accrue des rentes à attendre de la réglementation commune justifie des investissements accrus en recherche de rentes politiques (le phénomène de « rent-seeking » étudié par Gordon Tullock).
Cela signifie qu’en première approximation le coût du lobbying en Europe est divisé par 25 du fait de la centralisation réglementaire, par rapport à ce qu’il était avant la centralisation.
Il n’est donc pas étonnant que le lobbying prospère à Bruxelles.
Il n’est pas étonnant non plus que la quantité des réglementations prolifère dans ce grand ensemble puisque les avantages qu’elles présentent désormais tant pour les offreurs que pour les demandeurs ont considérablement augmenté.
La quantité de lobbying qui s’adresse à l’autorité de contrôle fédérale peut être considérablement amplifiée par rapport à celle qui s’adressait à chaque autorité nationale, à la fois parce que 10, 15 budgets de lobbying nationaux ou plus sont supprimés, mais également parce que le rapport bénéfice/coût du lobbying est multiplié par 15, 20 ou 25 en raison de la centralisation.
De plus la grande dimension favorise la formation de lobbies plus nombreux. Dans un petit pays il n’y a pas toujours suffisamment de producteurs spécialisés pour créer efficacement un groupe d’intérêt (Mancur Olson montre en particulier les difficultés de création initiale d’un groupe de pression).
Mais dans un grand pays c’est très généralement le cas. Les producteurs sont toujours en nombre suffisant pour que la dimension critique de création du lobby soit atteinte. Et de nombreux lobbies vont se créer avec l’augmentation de la dimension du marché.
Au total, il y a donc des accroissements très importants des pouvoirs de l’exécutif et des législateurs européens ainsi que des lobbyistes lors de l’augmentation de la dimension de la société politique. Ces pouvoirs se traduisent en un flux supplémentaire de ressources financières d’ampleur considérable, et celles-ci vont faire l’objet d’un partage entre offreurs et demandeurs de réglementations, exécutifs et administrations du grand ensemble et lobbyistes.
Il ne s’agit pas nécessairement d’un phénomène répréhensible ou illégitime : le lobbying n’est pas illégal et peut contribuer à produire des décisions politiques plus éclairées. Mais le renforcement et la concentration du pouvoir réglementaire et législatif n’en contribue pas moins à réduire le pouvoir des électeurs et à renforces celui des producteurs en général, et des producteurs de réglementation en particulier.
L’augmentation de la « rentabilité privée » des réglementations pour ces acteurs va déterminer un accroissement de la quantité produite qui se substitue très largement à la collecte d’impôts explicites qui – en l’état actuel – reste minime au niveau européen et demeure, pour l’instant, du ressort des autorités nationales. Il y a ainsi une spécialisation fiscale des autorités politiques : le prélèvement de l’impôt explicite se fait au niveau national, et le prélèvement des impôts réglementaires est concentré au niveau continental.
[b]Mais le renforcement du pouvoir économique des membres de la classe exécutive et des lobbies signifie une réduction corrélative de pouvoir des électeurs.
C’est le troisième et redoutable effet arithmétique de la régression démocratique due à la grande dimension. [/b]
Conclusion générale
[bgcolor=#FFFF99]Du point de vue du critère démocratique, le choix d’une Constitution nationale ou européenne se présente de façon claire : le passage à la grande dimension et à la centralisation des politiques implique une très sérieuse régression de la démocratie. L’arithmétique élémentaire rejoint la conclusion des auteurs classiques sur la démocratie : celle-ci est plus efficace dans les petits pays.[/bgcolor]
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Notes :
(1) Explication trop parfaite même, en un sens, puisque clairement comprise par ses lecteurs ce qui avait fait de l’auteur la victime d’un ostracisme durable dans les milieux académiques et dirigeants des États-Unis de l’époque.
(2) On peut traiter l’ensemble des fonctionnaires et de politiques comme un seul groupe, ou une seule entité, dans la mesure où ces professionnels partagent un intérêt commun (ce qui est le cas pour la réglementation) et d’autant plus qu’il y a fusion des carrières, au lieu d’une spécialisation différenciée entre contrôleurs et contrôlés, ce que j’ai montré dans l’article «Les fonctionnaires, les politiques et la démocratie» paru dans Le Figaro du 28 novembre 1997.
Ce qui m’étonne, c’est que vous ravaliez au rang de simple « croyance » une conviction fondée sur autant d’arguments si solides.
Pouvez-vous me dire au contraire, ce qui alimente chez vous la « croyance » (mais je vous taquine, car je suis sûr que vous avez un raisonnement très construit sur ce sujet) que l’Europe est bonne en tant que telle, même avec des institutions profondément anti-démocratiques voulues dès le départ comme telle par ses inspirateurs (des industriels et des banquiers) ?
Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir dans cet empire, en dehors d’une « croyance » ?
Amicalement.
Étienne.