Hum, si on met les gens en cercle, avec l’animateur/président/arbitre (?) au centre, le pivot tourne toujours le dos à quelqu’un, non ?
On peut aussi voir ça sous un autre angle : il a toujours quelqu’un derrière lui (qui rigole ou qui bavarde ou qui ne voit pas son visage, etc.).
Est-ce qu’un système de caméras et d’écrans géants, disposés un peu partout dans l’assemblée, peut régler ce problème (basique) de communication interpersonnelle ?
Autre chose : est-ce vraiment un bonne chose d’abandonner le clivage gauche-droite, ce clivage est-il mauvais ?
Il semble que, souvent (pas toujours), ce soit des gens de droite qui réclament la disparition de ce clivage : ce sont d’ailleurs les mêmes qui prétendent qu’il n’y a pas de luttes des classes (si si, ça existe).
Autrement dit, contrairement aux apparences, la neutralité favorise le plus fort.
[bgcolor=#FFFF99]Faut-il donc (est-il utile au plus grand nombre de) nier le clivage entre les privilégiés et les autres ?[/bgcolor]
Je me fais-là l’avocat du diable (puisque rien n’est simple), car je suis, moi aussi, profondément hostile à l’esprit partisan qui regroupe sommairement, caricaturalement, les hommes en chapelles, en clans, en blocs, impose la discorde et empêche la concorde. L’esprit partisan, notre tendance (à tous) à l’orthodoxie, est un défi à l’intelligence, au sens de la nuance, à la juste prise en compte de la complexité, personne (ou presque) n’étant tout noir ou tout blanc.
À propos d’[bgcolor=#FFFF99]orthodoxies excluantes[/bgcolor], justement, je viens de saisir, hier, cette pensée que je trouve superbe et utile, une analyse de [bgcolor=#FFFF99]Jean Grenier[/bgcolor], professeur de philosophie de Camus, que Camus admirait au plus haut point, au début de son petit « Essai sur l’esprit d’orthodoxie » ; il étudie ensuite deux cas d’école : la religion et le marxisme, c’est simplement passionnant (aujourd’hui, il aurait sans doute traité aussi le libéralisme) :
« Les essais qui suivent sont une longue [b]protestation contre les orthodoxies[/b]. Il me faut m'expliquer sur ce mot. Je laisse de côté la définition admise par Littré : « Conformité aux doctrines de l'Église. On appelle auteur orthodoxe celui qui n'enseigne rien que de conforme à l'autorité de l'Église, etc. » Ce qui m'intéresse plutôt c'est le sens du mot par extension : « Quiconque ne produisait pas des certificats ou des gages suffisants d'orthodoxie païenne était exclu non seulement des écoles entretenues par les cités, mais de toute espèce d'enseignement public (sous l'empereur Julien). » Cette citation donne un sens encore trop restreint au mot orthodoxie. Je l'ai pris plutôt au sens qu'a employé Émile Burnouf dans la Science des religions quand, revenant à l'étymologie du mot, il écrit : [bgcolor=#FFFF99][b]« Quand une opinion se déclare droite et vraie, cela signifie que toute opinion différente n'est ni l'un ni l'autre. » « Chaque orthodoxie a pour opinion qu'elle est la seule bonne et la seule vraie. » Une orthodoxie est donc avant tout une doctrine d'exclusion.[/b][/bgcolor][bgcolor=#FFFF99]L’orthodoxie succède à la croyance. Un croyant en appelle à tous les hommes pour qu’ils partagent sa foi ; un orthodoxe récuse tous les hommes qui ne partagent pas sa foi. C’est que la foi du premier est surtout un sentiment et la foi du second surtout un système. Le premier dit : « Laissez venir à moi… » et le second : « Qu’il soit anathème… »[/bgcolor]
C’est une loi presque fatale que ceci succède à cela.
Pourquoi ce durcissement, ce passage de l’appel au refus ? C’est que toute croyance contient en germe un élément négatif : la même idée qui est un moyen de ralliement sert aussi un moyen d’exclusion : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. »
C’est surtout qu’une croyance en s’implantant dans une société s’organise et se défend comme une plante qui étend ses racines jusqu’à ce qu’elle trouve de l’eau, recouvre sa tige d’écorce, tourne ses feuilles vers le soleil, enfin use de tous les moyens pour se développer et repousse avec intransigeance tout ce qui ne peut pas l’y aider. L’orthodoxie est donc une suite fatale de toute croyance qui réussit ; ou, en tout cas, elle est une tentation à laquelle peu de croyances résistent.
(…) [Les orthodoxies] rapprochent des hommes très différents qu’elles rendent semblables ; elles éloignent des hommes très semblables qu’elles rendent différents et même hostiles, témoins les luttes interminables, à l’époque des Croisades, entre les Latins et les Grecs.
Ces grandes forces sociales que constituent les orthodoxies risquent de faire perdre complètement le contact avec la croyance primitive.
Toute orthodoxie repose en effet sur des conventions, et la première de toutes est qu’il faut se ranger à l’avis soit d’une majorité, soit d’un chef, et, une fois que cette majorité ou ce chef se sont prononcés, se ranger à leur avis sous peine d’être bannis de la société. Une hérésie se distingue d’une orthodoxie par le fait qu’elle ne groupe qu’une minorité. Tel est au moins le caractère de l’hérésie pour celui qui voit les choses du dehors. Pour celui qui les voit du dedans, la majorité et le chef se décident d’après la tradition, ils sont animés d’un esprit qui dicte leurs décisions ; l’arbitraire du nombre ou de la dictature ne serait ainsi qu’apparent.
En tout cas, le résultat est que l’orthodoxie devient de plus en plus une convention et s’appuie de plus en plus sur des formulaires, de même qu’elle cherche un soutien dans un État ou dans une classe sociale.
[bgcolor=#FFFF99]Cette cristallisation et ce raidissement sont des nécessités pour l’orthodoxie. Elle ne peut se maintenir qu’en restant immobile, car la moindre fissure pourrait entraîner l’écroulement de tout l’édifice : si on laisse critiquer un point, pourquoi pas un autre point et ainsi de suite ? L’orthodoxie est donc parfaitement intransigeante. Et le croyant se sent rassuré : dans un univers changeant il s’attache à quelque chose qui ne bouge pas, et se sent d’accord avec un grand nombre d’hommes. Or les deux causes les plus aiguës de souffrance sont incontestablement la solitude dans la Nature et la solitude dans la société. Échapper à l’isolement est le premier besoin de l’homme. On s’explique, quand on pense à cela, l’adhésion à une orthodoxie de nombreux intellectuels, exigeants pour leur propre pensée, mais prêts à accepter n’importe quel système afin de n’être plus seuls, et aussi parfois afin de rejoindre la communion humaine.[/bgcolor] De telles conversions quand elles sont désintéressées sont très respectables. Elles n’en sont pas moins suspectes du point de vue de l’intégrité intellectuelle, car on ne doit admettre aucune idée, même bienfaisante, que l’on ne croie vraie. Le « pieux mensonge » est chose haïssable. C’est l’honneur de l’homme de se soumettre à des choses qui le dépassent.
(…)
2° [bgcolor=#FFFF99]À peine née, la foi agit ; à peine agit-elle qu’elle cherche à se nommer. Elle rassemble autour d’elle un nombre d’hommes qu’elle sépare des autres : ce partage forme les partis. Déjà l’idéal se trouble et s’obscurcit en passant dans la pratique. Il existait pour unifier ; voici qu’il divise. Le croyant s’étonne qu’on ne participe pas à sa croyance. Mais il ne nie que parce qu’il affirme ; il ne déteste que parce qu’il aime. Un moment vient où il finit par oublier le but pour ne plus voir que le moyen.[/bgcolor]
(Commentaire) : Nous n’examinons ni le fascisme ni le social-nationalisme. La Nation et la Race peuvent être efficaces mais c’est, nous semble-t-il, plutôt comme mythes que comme idéaux. Un mythe divise dès le début ; un idéal peut se dégrader en mythe, mais commence toujours par unir. Nous sommes contre les mythes.
Du parti.
Il peut être intéressant de voir maintenant comment se fait l’adhésion à un parti une fois que nous avons circonscrit le champ dans lequel peut se faire cette adhésion. Nous laissons le cas de ceux qui ont souffert et n’ont pas eu à choisir, pour nous tourner du côté de ceux qui n’ont pas souffert et dont le choix doit être déterminé par l’intelligence. Nous ne parlons plus ici des mêmes hommes ; et nous allons signaler quelques difficultés qui se présentent aux intellectuels.
3° Un intellectuel qui s’est montré dilettante et n’a envisagé dans la vie que sa part de rêve et de jeu, dès qu’il est converti à l’action sociale, se précipite vers la conception la plus rigide de l’art populaire : il ne veut plus écrire une ligne qui ne serve à la société ; et surtout il ne verra aucune difficulté à adhérer au Credo le plus catégorique. Plus on a pris de libertés autrefois, plus on doit se montrer sévère envers soi-même — et aussi envers les autres. La psychologie de saint Augustin est celle de tous les convertis.
4° Comme l’intellectuel a d’habitude (et rien n’est plus malheureux) peu de contact avec les autres hommes, en tout cas en a moins que l’ouvrier, le technicien ou l’homme politique, comme par suite il ne peut agir directement autour de lui, il se croit obligé d’adopter des opinions extrêmes afin de compenser le peu d’étendue de son action. Il sera d’autant plus tenté de le faire, s’il a le sentiment de la justice, que sa situation sociale paraîtra aux autres plus avantageuse.
5° Quand on doit traiter une affaire qui vous concerne personnellement on réfléchit avant de s’y engager, car si l’affaire tourne mal vous en supportez les conséquences. Un pilote, un chirurgien, un mécanicien, n’ont pas le droit de se tromper. Si vous adoptez une théorie politique vous n’aurez pas ces scrupules… Et même… Laissons parler Descartes :
« II me semblait que je pourrais rencontrer plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. »6° Il faut tenir compte du désir de simplification naturel à tout homme. Autrefois il y avait dans les villages les « blancs » et les « rouges » et il ne fallait pas sortir de là. [bgcolor=#FFFF99]Maintenant si l’on n’est pas « marxiste » ou susceptible de le devenir, on vous tient pour « fasciste ». Ce n’est pas une mauvaise tactique étant donné la peur des mots ; et l’on voit des gens résignés à tout dire et à tout faire « pour ne pas passer pour… ». Mais un pareil procédé n’est preuve ni de bon sens ni de bonne foi.[/bgcolor]
Peut-on être convaincu de la nécessité et de la bienfaisance de ce qu’on appelle en gros « le socialisme » ? Oui. Est-on forcé pour cela d’être marxiste? Non. — Peut-on admettre une politique d’extrême gauche? Oui. Est-on forcé pour cela d’admettre la métaphysique de l’extrême gauche ? Non.
Transformer la propriété, renoncer à toute conquête et à toute colonisation, faire du travail un droit et un devoir, pourquoi pas? Mais comme cela m’ennuie si vous exigez pour cela que je croie au progrès, à la raison et à la science, au sens où les hommes du siècle dernier ont pris ces mots-là!
[align=center][bgcolor=#FFFF99]Il convient de dissocier les idées,
avant et afin d’associer les cœurs.[/bgcolor] [/align]Voici quelques dissociations :
7° L’extension de l’instruction ne va pas toujours de pair avec le progrès de la culture. Les masses sont de plus en plus éclairées, mais les lumières sont de plus en plus basses. Les idées courtes et simplistes ont plus de succès que les autres. Un homme cultivé a de moins en moins de contemporains. [bgcolor=#66FF00]Pour peu qu’il mette en doute certaines idées générales et optimistes, un peu trop générales et un peu trop optimistes, il passe pour un buveur de sang.[/bgcolor] Mais cette marche inverse de l’instruction et de la culture n’était pas fatale.
(…) »
Jean Grenier, « Essai sur l’esprit d’orthodoxie ».