1 Comment déclencher un processus constituant ?

Le « système anarchiste »

je ne vois pas d'applications durables, et encore moins réussies, du système anarchiste. JR
Tout dépend évidemment de ce qu'on appelle "application", "durable", "réussi" ou "système". Particulièrement pour ce dernier mot : "système anarchiste" est clairement un oxymore. Je crois d'ailleurs qu'on peut appliquer votre phrase à n'importe quelle théorie politique. Et souvenons nous surtout que les peuples heureux n'ont pas d'Histoire.
Je vois avec plaisir qu'une fois encore lanredec et moi sommes du même avis et que nous voyons tous les deux dans l'anarchisme la simple absence d'autorité politique.

Mais ce point de vue n’est manifestement pas celui de tous sur ce forum, et c’est pourquoi des explications sur les expériences d’« anarchisme organisé » seraient les bienvenues : où, et surtout comment ont-elles fonctionné ?

La perfection n’étant pas de ce monde, aucune théorie politique, en effet, n’a connu d’application parfaite : mais c’est par définition le cas de l’anarchisme plus que de toute autre.

Quant aux « peuples heureux qui n’ont pas d’histoire » : un exemple, s’il vous plaît ! JR

Si on rejetait tout ce qui n’a jamais triomphé, il ne resterait que le pire.


Un système dont la loi unique est de ne pas imposer est battu d’avance par ceux des autres systèmes dont la loi première est d’imposer.
C’est mécanique.

Jeter sous ce prétexte le bébé avec l’eau du bain est assez stérile. Mais ce n’est que mon impression.

Car on risque de passer à côté de grandes perspectives, qui ne concernent pas l’évolution du jour mais le progrès des siècles, voire plus.

On entend partout dire le besoin d’un changement de paradigme. Ce n’est pas qu’un effet de mode : il y a en effet urgence vitale. Pour l’espèce. Ouvrir la perception me semble en cette circonstance dramatique plus utile que de fermer les écoutilles. Même si avoir raison procure un plaisir évident, reconnu, et exprimé :wink:

Jacques : Il y a eu des applications fonctionnelles en Espagne. Pas durables en effet, mais peut on durer quand Franco arrive ?
Ana :

Où exactement, quand, et quelles étaient les modalités ?

Avez-vous du moins des sources décrivant ces expériences ?

JR

Si on rejetait tout ce qui n'a jamais triomphé, il ne resterait que le pire.

Un système dont la loi unique est de ne pas imposer est battu d’avance par ceux des autres systèmes dont la loi première est d’imposer.
C’est mécanique.

Jeter sous ce prétexte le bébé avec l’eau du bain est assez stérile. Mais ce n’est que mon impression.

Car on risque de passer à côté de grandes perspectives, qui ne concernent pas l’évolution du jour mais le progrès des siècles, voire plus.

On entend partout dire le besoin d’un changement de paradigme. Ce n’est pas qu’un effet de mode : il y a en effet urgence vitale. Pour l’espèce. Ouvrir la perception me semble en cette circonstance dramatique plus utile que de fermer les écoutilles. Même si avoir raison procure un plaisir évident, reconnu, et exprimé :wink:


Je vois bien l’eau du bain, mais je ne vois pas le bébé.

Et justement, pour ce qui est des nouveaux paradigmes, lesquels proposez-vous ? L’idée de se débarrasser des anciens avant d’en avoir trouvé de nouveaux au moins aussi bons serait contestable. JR

@JR.
Il y a quand même cette proposition de fédération de communes au sujet de laquelle nous avons ebauché un dialogue critique.
Ce qu’ il y a de révoltant dans le paradigme que nous subissons actuellement est qu’il ne se justifie jamais lui! Il se contente de dire « j’existe ».

Je sors du débat. Pour motif thermodynamique.

Jacques,

  1. Ce n’est pas parce que quelque chose n’est jamais advenu qu’il n’adviendra jamais.

  2. Il est peut-être des forces qui ont, jusqu’ici, assassiné (au sens strict) toute tentative anarchiste, et ces forces ne sont peut-être pas justes, ni invincibles.

  3. L’histoire de l’expérience anarchiste en Espagne est formidable, elle vous passionnera, je crois : je trouve particulièrement remarquable la narration qu’en fait [bgcolor=#FFFF99]George ORWELL, dans « Hommage à la Catalogne »[/bgcolor]. Orwell était un grand journaliste, honnête, généreux, et aussi un bon écrivain. Un véritable humaniste, exigeant, un homme bien. Son livre « Le quai de Wigan » est un grand livre, important.

Merci de ne pas racornir l’idée anarchiste dans la caricature calomnieuse de la seule absence d’autorité : ce serait prendre les gens pour des idiots, ce qui n’est pas civil.

[bgcolor=#FFFF99]« Méfiance et contrôles de tout pouvoir, contrôles systématiques, méfiance institutionnalisée »[/bgcolor] me paraît être une approche d’explication plus fidèle à l’idéal de justice sociale qui a animé les plus grands anarchistes, dont la lecture force souvent le respect.

Méfiance et contrôle des pouvoirs n’est PAS ÉGAL À absence de pouvoirs.

Je sais que vous êtes assez généreux pour accéder à la compréhension de cet idéal.

Amicalement.

Étienne.

On peut trouver l’origine de la révolte et de la réflexion de ORWELL dans une très belle autobiographie" dans la dèche à Paris et à Londres". En anglais (pas sur à 100%) « down and out in Paris and London ».
Orwell a été CLOCHARD une bonne partie de sa vie.

Hé ! Orwell n’a pas été clochard « une bonne partie de sa vie » :expressionless: il l’a été quelques mois (deux ans ? ± sporadiquement), à la fois pour comprendre et pour expier. Il l’explique aussi dans « Le quai de Wigan ».

Bon sang tu a raison Étienne . Je reprend le supebe bouquin et je vois qu’il raconte sa vie entre 1928 et 1930. Merci.
Bon mais quand même deux ans de misère ça vous forge un caractère .

Chic ! le vent tourne :slight_smile: Je reviens dans le débat, encore pour motif thermodynamique :wink:


Je me suis pour ma part autrefois accordé trois jours de cloche expérimentale . Démarche utile.


Voici quelque liens utiles :

http://www.drapeaunoir.org/syndicats/syndicalisme.html

http://www.cnt-f.org/92/documents/Gaston_Leval_-_Collectivisations.pdf

http://www.somnisllibertaris.com/libro/espagnelibertaire/chapitre2.htm


Il y a effectivement eu des expériences positives, allant jusqu’à l’abolition de l’argent.

Mais elles se sont achevées dans un bain de sang.

Mais il n’y a aucun survivant

Mais ceux qui auraient pu participer à une transmission écrite sont morts avant d’avoir pu le faire.

Ceci pour l’Espagne.

Mais autour des années 2000, en Argentine, émergeaient des communautés libertaires et de partage.
J’avais visité en 2003 una impresa ocupada, entreprise occupée (Burckner), gérée en démocratie radicale et avec un salaire égal, du balayeur à l’ingénieur ; 15 jours après mon passage, ces gens se sont fait déloger (tirs à balle réelle jusque dans l’hôpital)
A noter que ces gens mangeaient sur place à midi des spaghettis de chez sasetru , orta empresa ocupada

Mais la fratenelle de St Claude, et certainement d’autres, au delà de notre faible culture, sont des preuves du possible.

La commune ?

J’imagine que si le sang conclue, c’est bien qu’il y a une bonne piste.

Les AMAP ? Les SEL ? Certaines SCOP ?

__________ simple info

Les indignés d’Annecy se réunissent dans un local géré par je ne sais trop qui. Où se déroulent plein d’activités. Le coût mensuel pour ce lieu est plus qu’élevé. Il y a une simple boîte où chacun met ce qu’il veut. Et ça marche, sans loi …

Et de tels exemples ne manquent pas, qui démontrent que l’être humain a la capacité de se responsabiliser de lui même pour l’intérêt commun.

La difficulté est de ne pas nier cette capacité, d’obtenir qu’elle ne soit pas freinée, ni … interdite, de vouloir et décider de la prendre en compte et de lui offrir un espace.


Il y a deux concepts de pouvoir qui s’affrontent :

Le pouvoir dominant et le pouvoir impulseur.

Le pouvoir dominant, on connaît. pas besoin de disserter.

Par contre, l’impulseur est un concept à développer.

L’impulseur est une personne qui donne son temps, ou plus, au moment où c’est nécessaire, pour déclencher une action, de contestation, ou d’expérimentation, ou de construction. Ce qui distingue l’impulseur du dominant, c’est son éthique : il a à cœur de permettre l’émergence d’autres pensées que la sienne, il sait se retirer lorsque l’affaire roule, quitte à revenir si ça péclotte.

Les civilisations sont fondées sur leur histoire et sur les incrustation que leur histoire impose aux consciences individuelles et collectives. La notre de civilisation compte parmi ses incrustation les esprits de domination et de soumission. Il est peut être important d’accuser tel ou tel dominant d’avoir créé l’injustice, mais le mal est en amont de lui, peut être : il est dans cette partie de notre mémoire qui nous façonne.

Brouillon jeté. Pardonnez moi

Quant aux "peuples heureux qui n'ont pas d'histoire" : un exemple, s'il vous plaît ! JR
Eh bien ce serait plutôt à celui qui connaîtrait l'histoire d'un peuple heureux de l'exhiber. Seule façon de réfuter cette affirmation. ;) Son corollaire : L'Histoire d'un peuple n'est rien d'autre que la liste de ses malheurs.
Je vois avec plaisir qu'une fois encore lanredec et moi sommes du même avis et que nous voyons tous les deux dans l'anarchisme la simple absence d'autorité politique.
Je n'aime pas trop les définitions négatives (je préférerai toujours un parti pro-quelque chose qu'un parti anti-quoi que ce soit). L'absence d'autorité est une conséquence inévitable de l'anarchie. En l'absence d'anarchie elle est souvent la cause du chaos. La définition de Proudhon (je crois) est (de mémoire) "la forme la plus haute de l'ordre", sous entendu celle qui n'a pas besoin de contrainte pour exister. Celle de Murray Rothbard est "une société où il n'y a pas de possibilité légale d'agression coercitive"; Tant qu'à donner une définition en creux de l'anarchie j'aime assez celle d'Albert Jay Nock qui définit son opposé, l'Etat, comme une entité qui "prétend à et exerce le monopole du crime" (les deux verbes sont importants).

Expériences anarchistes réussies

Jacques,

Un exemple stimulant d’école anarchiste :
[bgcolor=#FFFF99]Libres enfants de Summerhill :[/bgcolor]

1 : http://www.dailymotion.com/video/xc3pwx_les-enfants-de-summerhill-1-film-do_lifestyle#rel-page-2
2 : http://www.dailymotion.com/video/xc3q6j_les-enfants-de-summerhill-2-film-do_lifestyle#rel-page-2
3 : http://www.dailymotion.com/video/xc3qgo_les-enfants-de-summerhill-3-film-do_lifestyle#rel-page-1

Comme vous savez, je suis professeur, et cette école totalement libre n’est pas (pas encore ?), pour moi, un idéal, mais je trouve pourtant cette expérience littéralement passionnante ; comme je trouve enthousiasmant le livre [bgcolor=#FFFF99]de Jacques Rancière, « Le maître ignorant »[/bgcolor], dont voici les premières lignes, qui, j’espère, vous passionneront comme moi :

[b]LE MAITRE IGNORANT[/b] Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle PAR JACQUES RANCIÈRE

CHAPITRE PREMIER Une aventure intellectuelle

En l’an 1818, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française à l’université de Louvain, connut une aventure intellectuelle.

Une carrière longue et mouvementée aurait pourtant dû le mettre à l’abri des surprises : il avait fêté ses dix-neuf ans en 1789. Il enseignait alors la rhétorique à Dijon et se préparait au métier d’avocat. En 1792 il avait servi comme artilleur dans les armées de la République. Puis la Convention l’avait vu successivement instructeur au Bureau des poudres, secrétaire du ministre de la Guerre et substitut du directeur de l’École polytechnique. Revenu à Dijon, il y avait enseigné l’analyse, l’idéologie et les langues anciennes, les mathématiques pures et transcendantes et le droit. En mars 1815 l’estime de ses compatriotes en avait fait malgré lui un député. Le retour des Bourbons l’avait contraint à l’exil et il avait obtenu de la libéralité du roi des Pays-Bas ce poste de professeur à demi-solde. Joseph Jacotot connaissait les lois de l’hospitalité et comptait passer à Louvain des jours calmes.

Le hasard en décida autrement. Les leçons du modeste lecteur furent en effet vite goûtées des étudiants. Parmi ceux qui voulurent en profiter, un bon nombre ignorait le français. Joseph Jacotot, de son côté, ignorait totalement le hollandais. Il n’existait donc point de langue dans laquelle il pût les instruire de ce qu’ils lui demandaient. Il voulut pourtant répondre à leur vœu. Pour cela, il fallait établir, entre eux et lui, le lien minimal d’une chose commune. Or il se publiait en ce temps-là à Bruxelles une édition bilingue de Télémaque. La chose commune était trouvée et Télémaque entra ainsi dans la vie de Joseph Jacotot. Il fit remettre le livre aux étudiants par un interprète et leur demanda d’apprendre le texte français en s’aidant de la traduction. Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de se contenter de lire le reste pour être à même de le raconter. C’était là une solution de fortune, mais aussi, à petite échelle, une expérience philosophique dans le goût de celles qu’on affectionnait au siècle des Lumières. Et Joseph Jacotot, en 1818, restait un homme du siècle passé.

L’expérience pourtant dépassa son attente.

Il demanda aux étudiants ainsi préparés d’écrire en français ce qu’ils pensaient de tout ce qu’ils avaient lu. « Il s’attendait à d’affreux barbarismes, à une impuissance absolue peut-être.

Comment en effet tous ces jeunes gens privés d’explications auraient-ils pu comprendre et résoudre les difficultés d’une langue nouvelle pour eux ? N’importe ! il fallait voir où les avait conduits [bgcolor=#FFFF99]cette route ouverte au hasard[/bgcolor], quels étaient les résultats de cet empirisme désespéré. Combien ne fut-il pas surpris de découvrir que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français? Ne fallait-il donc plus que vouloir pour pouvoir? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre ce que d’autres avaient fait et compris ? »

Telle fut la révolution que cette expérience de hasard provoqua dans son esprit. Jusque-là il avait cru ce que croient tous les professeurs consciencieux : que la grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses élèves pour les élever par degrés vers sa propre science. Il savait comme eux qu’il ne s’agit point de gaver les élèves de connaissances et de les faire répéter comme des perroquets, mais aussi qu’il faut leur éviter ces chemins de hasard où se perdent des esprits encore incapables de distinguer l’essentiel de l’accessoire et le principe de la conséquence. Bref, l’acte essentiel du maître était d’expliquer, de dégager les éléments simples des connaissances et d’accorder leur simplicité de principe avec la simplicité de fait qui caractérise les esprits jeunes et ignorants. Enseigner, c’était, d’un même mouvement, transmettre des connaissances et former des esprits, en les menant, selon une progression ordonnée, du plus simple au plus complexe. Ainsi l’élève s’élevait-il, dans l’appropriation raisonnée du savoir et la formation du jugement et du goût, aussi haut que sa destination sociale le requérait et était-il préparé à en faire l’usage convenant à cette destination : enseigner, plaider ou gouverner pour les élites lettrées; concevoir, dessiner ou fabriquer instruments et machines pour les avant-gardes nouvelles que l’on cherchait maintenant à tirer de l’élite du peuple; faire, dans la carrière des sciences, des découvertes nouvelles pour les esprits doués de ce génie particulier. Sans doute les démarches de ces hommes de science divergeaient-elles sensiblement de l’ordre raisonné des pédagogues. Mais il n’y avait aucun argument à en tirer contre cet ordre. Au contraire, il faut d’abord avoir acquis une solide et méthodique formation pour donner l’essor aux singularités du génie. Post hoc, ergo propter hoc.

[bgcolor=#FFFF99]Ainsi raisonnent tous les professeurs consciencieux. Ainsi avait raisonné et agi Joseph Jacotot, en trente ans de métier. Or voilà que le grain de sable venait par hasard de s’introduire dans la machine. Il n’avait donné à ses « élèves » aucune explication sur les premiers éléments de la langue. Il ne leur avait pas expliqué l’orthographe et les conjugaisons. Ils avaient cherché seuls les mots français correspondant aux mots qu’ils connaissaient et les raisons de leurs désinences. Ils avaient appris seuls à les combiner pour faire à leur tour des phrases françaises : des phrases dont l’orthographe et la grammaire devenaient de plus en plus exactes à mesure qu’ils avançaient dans le livre; mais surtout des phrases d’écrivains et non point d’écoliers. Les explications du maître étaient-elles donc superflues? Ou, si elles ne l’étaient pas, à qui et à quoi étaient-elles donc utiles?[/bgcolor]

L’ordre explicateur

Une illumination soudaine éclaira donc brutalement, dans l’esprit de Joseph Jacotot, cette évidence aveugle de tout système d’enseignement : la nécessité des explications. Quoi de mieux assuré pourtant que cette évidence? Nul ne connaît vraiment que ce qu’il a compris. Et, pour qu’il comprenne, il faut qu’on lui ait donné une explication, que la parole du maître ait brisé le mutisme de la matière enseignée.

Cette logique pourtant ne laisse pas de comporter quelque obscurité. Voici par exemple un livre entre les mains de l’élève. Ce livre est composé d’un ensemble de raisonnements destinés à faire comprendre une matière à l’élève. Mais voici maintenant le maître qui prend la parole pour expliquer le livre. Il fait un ensemble de raisonnements pour expliquer l’ensemble de raisonnements que constitue le livre. Mais pourquoi celui-ci a-t-il besoin d’un tel secours? Au lieu de payer un explicateur, le père de famille ne pourrait-il pas simplement donner le livre à son fils et l’enfant comprendre directement les raisonnements du livre? Et s’il ne les comprend pas, pourquoi comprendrait-il davantage les raisonnements qui lui expliqueront ce qu’il n’a pas compris? Ceux-ci sont-ils d’une autre nature? Et ne faudra-t-il pas dans ce cas expliquer encore la façon de les comprendre?

[bgcolor=#FFFF99]La logique de l’explication comporte ainsi le principe d’une régression à l’infini : le redoublement des raisons n’a pas de raison de s’arrêter jamais. Ce qui arrête la régression et donne au système son assise, c’est simplement que l’explicateur est seul juge du point où l’explication est elle-même expliquée. Il est seul juge de cette question par elle-même vertigineuse : l’élève a-t-il compris les raisonnements qui lui enseignent à comprendre les raisonnements? C’est là que le maître tient le père de famille : comment celui-ci sera-t-il assuré que l’enfant a compris les raisonnements du livre? Ce qui manque au père de famille, ce qui manquera toujours au trio qu’il forme avec l’enfant et le livre, c’est cet art singulier de l’explicateur : l’art de la distance. Le secret du maître est de savoir reconnaître la distance entre la matière enseignée et le sujet à instruire, la distance aussi entre apprendre et comprendre. L’explicateur est celui qui pose et abolit la distance, qui la déploie et la résorbe au sein de sa parole.

Ce statut privilégié de la parole ne supprime la régression à l’infini que pour instituer une hiérarchie paradoxale. Dans l’ordre explicateur, en effet, il faut généralement une explication orale pour expliquer l’explication écrite. Cela suppose que les raisonnements sont plus clairs, s’impriment mieux dans l’esprit de l’élève quand ils sont véhiculés par la parole du maître, qui se dissipe dans l’instant, que dans le livre où ils sont pour jamais inscrits en caractères ineffaçables. Comment entendre ce paradoxal privilège de la parole sur l’écrit, de l’ouïe sur la vue? Quel rapport y a-t-il donc entre le pouvoir de la parole et celui du maître ?[/bgcolor]

Ce paradoxe en rencontre aussitôt un autre : les paroles que l’enfant apprend le mieux, celles dont il pénètre le mieux le sens, qu’il s’approprie le mieux pour son propre usage, ce sont celles qu’il apprend sans maître explicateur, avant tout maître explicateur. Dans l’inégal rendement des apprentissages intellectuels divers, ce que tous les enfants d’hommes apprennent le mieux, c’est ce que nul maître ne peut leur expliquer, la langue maternelle. On leur parle et l’on parle autour d’eux. Ils entendent et retiennent, imitent et répètent, se trompent et se corrigent, réussissent par chance et recommencent par méthode, et, à un âge trop tendre pour que les explicateurs puissent entreprendre leur instruction, sont à peu près tous - quels que soient leur sexe, leur condition sociale et la couleur de leur peau - capables de comprendre et de parler la langue de leurs parents.

[bgcolor=#FFFF99]Or voici que cet enfant qui a appris à parler par sa propre intelligence et par des maîtres qui ne lui expliquaient pas la langue commence son instruction proprement dite. Tout se passe maintenant comme s’il ne pouvait plus apprendre à l’aide de la même intelligence qui lui a servi jusqu’alors, comme si le rapport autonome de l’apprentissage à la vérification lui était désormais étranger. Entre l’un et l’autre, une opacité s’est maintenant établie. Il s’agit de comprendre et ce seul mot jette un voile sur toute chose : comprendre est ce que l’enfant ne peut faire sans les explications d’un maître, plus tard d’autant de maîtres qu’il y aura de matières à comprendre, données dans un certain ordre progressif. S’y ajoute la circonstance étrange que ces explications, depuis qu’a commencé l’ère du progrès, ne cessent de se perfectionner pour mieux expliquer, mieux faire comprendre, mieux apprendre à apprendre, sans qu’on puisse jamais mesurer un perfectionnement correspondant dans ladite compréhension. Bien plutôt commence à s’élever la rumeur désolée qui ne cessera de s’amplifier, celle d’une baisse continue de l’efficacité du système explicatif, laquelle nécessite bien sûr un nouveau perfectionnement pour rendre les explications plus faciles à comprendre par ceux qui ne les comprennent pas…[/bgcolor]

La révélation qui saisit Joseph Jacotot se ramène à ceci : il faut renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. [bgcolor=#FFFF99]C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse[/bgcolor], c’est lui qui constitue l’incapable comme tel.

[bgcolor=#FFFF99]Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes. Le tour propre à l’explicateur consiste en ce double geste inaugural. D’une part, il décrète le commencement absolu : c’est maintenant seulement que va commencer l’acte d’apprendre. D’autre part, sur toutes les choses à apprendre, il jette ce voile de l’ignorance qu’il se charge lui-même de lever. Jusqu’à lui, le petit homme a tâtonné à l’aveuglette, à la devinette. Il va apprendre maintenant. Il entendait des mots et les répétait. Il s’agit de lire maintenant et il n’entendra pas les mots s’il n’entend les syllabes, les syllabes s’il n’entend les lettres que ni le livre ni ses parents ne sauraient lui faire entendre mais seulement la parole du maître.[/bgcolor]

[bgcolor=#FFFF99]Le mythe pédagogique, disions-nous, divise le monde en deux. Il faut dire plus précisément qu’il divise l’intelligence en deux. Il y a, dit-il, une intelligence inférieure et une intelligence supérieure. La première enregistre au hasard des perceptions, retient, interprète et répète empiriquement, dans le cercle étroit des habitudes et des besoins. C’est l’intelligence du petit enfant et de l’homme du peuple. La seconde connaît les choses par les raisons, elle procède par méthode, du simple au complexe, de la partie au tout. C’est elle qui permet au maître de transmettre ses connaissances en les adaptant aux capacités intellectuelles de l’élève et de vérifier que l’élève a bien compris ce qu’il a appris. Tel est le principe de l’explication. Tel sera désormais pour Jacotot le principe de l’abrutissement.[/bgcolor]

Entendons-le bien, et, pour cela, chassons les images connues. L’abrutisseur n’est pas le vieux maître obtus qui bourre le crâne de ses élèves de connaissances indigestes, ni l’être maléfique pratiquant la double vérité pour assurer son pouvoir et l’ordre social. Au contraire, il est d’autant plus efficace qu’il est savant, éclairé et de bonne foi. Plus il est savant, plus évidente lui apparaît la distance de son savoir à l’ignorance des ignorants. Plus il est éclairé, plus lui semble évidente la différence qu’il y a entre tâtonner à l’aveuglette et chercher avec méthode, plus il s’attachera à substituer l’esprit à la lettre, la clarté des explications à l’autorité du livre. Avant tout, dira-t-il, il faut que l’élève comprenne, et pour cela qu’on lui explique toujours mieux. Tel est le souci du pédagogue éclairé : le petit comprend-il ? il ne comprend pas. Je trouverai des manières nouvelles de lui expliquer, plus rigoureuses dans leur principe, plus attrayantes dans leur forme; et je vérifierai qu’il a compris.

[bgcolor=#FFFF99]Noble souci. Malheureusement, c’est justement ce petit mot, ce mot d’ordre des éclairés - comprendre - qui fait tout le mal. C’est lui qui arrête le mouvement de la raison, détruit sa confiance en elle-même, la met hors de sa voie propre en brisant en deux le monde de l’intelligence, en instaurant la coupure de l’animal tâtonnant au petit monsieur instruit, du sens commun à la science. Dès lors qu’est prononcé ce mot d’ordre de la dualité, tout perfectionnement dans la manière de faire comprendre, cette grande préoccupation des méthodistes et des progressistes, est un progrès dans l’abrutissement. L’enfant qui ânonne sous la menace des coups obéit à la férule, et voilà tout : il appliquera son intelligence à autre chose. Mais le petit expliqué, lui, investira son intelligence dans ce travail du deuil : comprendre, c’est-à-dire comprendre qu’il ne comprend pas si on ne lui explique pas. Ce n’est plus à la férule qu’il se soumet, c’est à la hiérarchie du monde des intelligences. Pour le reste, il est tranquille comme l’autre : si la solution du problème est trop difficile à chercher, il aura bien l’intelligence d’écarquiller les yeux. Le maître est vigilant et patient. Il verra que le petit ne suit plus, il le remettra dans le chemin en lui réexpliquant. Ainsi le petit acquiert-il une intelligence nouvelle, celle des explications du maître. Plus tard il pourra être explicateur à son tour. Il possède l’équipement. Mais il le perfectionnera : il sera homme de progrès.[/bgcolor]

Le hasard et la volonté

Ainsi va le monde des explicateurs expliqués. Ainsi aurait-il dû aller encore pour le…

(…)

(Extrait de l’introduction du livre de Jacques Rancière, « Le maître ignorant »)


Passionnant bouquin (un de plus), et pour un prof, littéralement bouleversant, croyez-moi.

Dites-moi, cher Jacques : est-ce que tout ce qui touche au mot anarchie est absolument noir pour vous, en votre for intérieur ? Vous n’y voyez aucune lumière ?

Amicalement.

Étienne.

« Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction, mais la croyance en l’infériorité de son intelligence.
L’âme humaine est capable de s’instruire seule et sans maître. »

Joseph Jacotot, militant pour l’émancipation intellectuelle, 1818

Édit. : J’ai fini ce travail (chapitre 1 complet) dans un billet de blog que voici :
[bgcolor=#FFFF99]L’âme humaine est capable de s’instruire seule et sans maître (Jacotot - Rancière)[/bgcolor]
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2011%2F12%2F18%2F170-lame-humaine-est-capable-de-sinstruire-seule-et-sans-maitre-jacotot-ranciere

Immense merci (texte et videos)

L’histoire (video 3) du monsieur qui quitte l’école en étant analphabète est typique : il part avec un potentiel d’apprentissage. Et c’est ça qui compte.

J’ai moi-même enseigné 33 ans. les maths. En fin de carrière, je m’efforçais d’enseigner surtout la liberté et le pouvoir de découvrir seul. C’est la base. Quand ce préliminaire est acquis, tout va ensuite infiniment plus vite. Le programme officiel est bouclé en trois mois, mais sans souffrance.
Il faut dire que ce n’était pas en France …
Dommage que je n’aie pas compris plus tôt.

Il y a vraiment de quoi méditer dans tout ça : L’école est image de la société et vice versa. Elle reproduit la société, avec ses défauts. c’est sa mission subliminale et condamnable.

Le maître ignorant, chapitre 1 complet, sur le blog

Cher Jacques, chers tous,

En exigeant des preuves d’anarchie qui fonctionne, Jacques m’a poussé à faire quelque chose que je devais faire depuis des années (je le remercie au passage ; ça fait longtemps que Jacques me stimule :slight_smile: ) : j’ai commencé à mettre en forme le premier chapitre du formidable "« Maître ignorant » de Rancière (voir plus haut).

J’ai fini ce travail (chapitre 1 complet) dans un billet de blog que voici :
[bgcolor=#FFFF99]L’âme humaine est capable de s’instruire seule et sans maître (Jacotot - Rancière)[/bgcolor]
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2011%2F12%2F18%2F170-lame-humaine-est-capable-de-sinstruire-seule-et-sans-maitre-jacotot-ranciere

J’ai hâte de lire vos réactions à ce texte que je trouve majeur pour la crédibilité même de la démocratie (la vraie).

Étienne.

Pour rajouter un écrit sur les expériences anarchistes.
PROTESTATIONS DEVANT LES LIBERTAIRES DU PRÉSENT ET DU FUTUR SUR LES CAPITULATIONS DE 1937"
ÉDITIONS CHAMP LIBRE.
" La vie enseigne aux hommes plus que toutes les théories, plus que tous les livres. Ceux qui veulent apporter dans la pratique ce qu’ils ont appris des autres en s’abreuvant à ce qui est écrit dans les livres, se tromperont; ceux qui apportent dans les livres ce qu’ils ont appris dans les détours du chemin de la vie, pourront peut-être faire une oeuvre maîtresse. La réalité et la rêverie sont choses distinctes. Rêver est bon et beau, parce que le rêve est, presque toujours, l’anticipation de ce qui doit être ; mais le sublime est de rendre la vie belle, de faire de la vie, concrètement, une oeuvre belle.

On trouve le texte complet en ligne.
http://debordiana.chez.com

Bon c’est un site compliqué. Le mieux est de taper le titre"protestations devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937" et de regarder le texte complet que le site debordiana propose.

Mini-anarchies

Je suis prêt à admettre avec Étienne et Ana que l’anarchie peut fonctionner valablement en petit groupe et en vase clos, mais je ne vois pas d’exemple réussi de l’anarchie au niveau d’un territoire, et surtout pas d’une nation.

L’anarchie fonctionne parfaitement quand on est seul à se gouverner. Ça marche beaucoup moins bien dans une famille de quatre, ça ne marche pas du tout quand on est 60 millions.

Autrement, depuis le temps qu’on en parle, il y aurait de vrais exemples à montrer. Je n’en vois toujours pas. JR

[b]Mini-anarchies[/b]

Je suis prêt à admettre avec Étienne et Ana que l’anarchie peut fonctionner valablement en petit groupe et en vase clos, mais je ne vois pas d’exemple réussi de l’anarchie au niveau d’un territoire, et surtout pas d’une nation.

L’anarchie fonctionne parfaitement quand on est seul à se gouverner. Ça marche beaucoup moins bien dans une famille de quatre, ça ne marche pas du tout quand on est 60 millions.

Autrement, depuis le temps qu’on en parle, il y aurait de vrais exemples à montrer. Je n’en vois toujours pas. JR


Je me réjouis du fait que tu veuilles enfin envisager de nous laisser la possibilité d’exister, Jacques.

Nous vivons dans un monde où nous ne pouvons espérer être laissés à notre propre compte sans interférences, qu’on se dise démocratiques, dictatoriaux, aborigène, théocratiques, monarchiques absolutistes, gérés par le tirage au sort et oui, même anarchistes. Je ne vois donc pas pourquoi tu viserais particulièrement le tirage au sort et/ou les anarchistes. On a plein d’exemples de tous ces systèmes que j’ai énumérés qui n’ont pas tenu longtemps.

En ce qui concerne l’anarchie, et particulièrement l’espagnole des années 30… il ne faut pas oublier le contexte mondial dans lequel elle dût tenter sa chance… [bgcolor=#FFFF99]après l’instrumentalisation par une certaine bourgeoisie des idées communistes de Karl Marx pour construire un virus idéologique capable de rallier tous les « exclus »[/bgcolor] (selon la formule appliquée) contre le monarque absolu Tzar de Russie qui leur empêchait de faire des bonnes affaires sur son vaste territoire. [bgcolor=#FFFF99]Les infectés analphabètes furent trop enthousiastes et débordèrent les frontières du vieux empire russe… menaçant d’autres territoires régis déjà par les bourgeois… et ceux qui connaissaient que trop bien l’aspect formidable de la menace qu’ils avaient crée eux-mêmes n’eurent pas d’autre alternative que créer un antivirus bleu tout aussi virulent pour contrer le virus rouge.[/bgcolor]

En France, je crois que nul n’ignore les influences pour essayer de minimiser l’impact du Parti Communiste dans la Résistance Française et l’après-guerre. En Espagne, quelques années avant, cela ne s’était pas passé différemment… [bgcolor=#FFFF99]nulle puissance bourgeoise (nationale et étrangère) ne pouvait tolérer que le printemps anarchiste espagnol triomphe[/bgcolor] et soit une terre d’accueil (quand pas directement intervenue) pour l’expansion du communisme russe. [bgcolor=#FFFF99]Alors il eut intervention étrangère bourgeoise, tout comme il eut des brigades internationales communistes. Dire dans ces conditions que c’est l’anarchie en soi qui n’est pas viable… permets-moi de ne pas en arriver à ces mêmes conclusions. Aucune forme de gouvernement défavorable aux besoins de la bourgeoisie internationale n’aurait été viable[/bgcolor] :wink: . Même aux États Unis le McArthisme faisait ravage en essayant de contenir la marée rouge.

[bgcolor=#FFFF99]S’il y a une raison pour que des gouvernements équitables envers leurs citoyens soient en péril partout dans le monde… c’est bien parce qu’il existe des gouvernements autres qui n’hésitent pas à déclarer tout territoire autre terrain de chasse et de pillage[/bgcolor] pour extraire des ressources avec lesquelles se fortifier d’avantage dans le territoire propre, suite à l’adoption d’une logique selon laquelle on peut supposer que d’autres ne se priveront pas d’appliquer les pires tactiques qu’on puisse s’imaginer pour arriver à se fortifier le mieux… et que donc on ne fait pas le mieux possible soi-même si l’on s’en prive pour des raisons éthiques ou humanitaires. En plus, cela ne servirait à rien si, faute d’avoir fait le mieux possible… on est battu par quelqu’un qui ne c’est pas privé, lui, d’appliquer les pires tactiques pour obtenir des avantages.

[bgcolor=#FFFF99]Ce n’est donc pas un choix d’idéologie qui fait qu’un système social et politique soit viable ou pas… mais l’existence dans le même biotope d’individus et/ou collectivités avec une logique machiavélique[/bgcolor] si poussée au bout (anticipative et auto-inductrice de ces propres conclusions) que seul celui qui fait de même puisse être compétitif envers eux.

La seule solution est d’éduquer les citoyens pour reconnaitre les individus et les structures qui fonctionnent selon cette logique machiavélique… et de les boycotter, contrer, contourner et laisser de coté jusqu’à ce qu’ils soient si minoritaires et si loin de s’emparer du pouvoir social, politique et économique qu’ils cessent de nuire jusqu’à ce qu’ils disparaissent en ne trouvant plus de relais intellectuels dans une nouvelle génération.

À faire simultanément partout dans le monde, sans quoi on affaiblirait les uns pour en faire la proie pour d’autres qui se renforceraient avec les ressources spoliées.

Vivement que plus de gens comprennent la situation !

Comprendre la situation, c’est une chose. Essayer de la faire évoluer, c’en en une autre, et pour ça il y a des moyens qui sont plus ou moins bons ou mauvais. JR