[b]Buffett l'antispéculateur[/b]
Les allers-retours en Bourse, le «sage d’Omaha» les a en horreur. A chaque crise boursière, les marchés font mine de redécouvrir ses principes, pourtant d’une grande simplicité.
Les golden boys qui ont gagné, puis perdu des fortunes en spéculant à Wall Street ont dû le prendre longtemps pour un vieux fou. Aujourd’hui, à 78 ans, l’homme le plus riche du monde fait plutôt figure de vieux sage. En un mois, au plus fort de la tempête boursière, l’Américain Warren Buffett a investi - tenez- vous bien - 12,7 milliards de dollars dans des entreprises secouées par les vents violents. Avec un sang- froid de lézard, il a gobé Constellation Energy, un producteur d’électricité en perdition convoité par EDF (4,7 milliards de dollars), puis un gros morceau de la grande banque d’affaires Goldman Sachs (5 milliards), et une bonne portion du conglomérat industriel General Electric (3 milliards). Et il lui reste encore du cash. Beaucoup de cash. A la fin du premier semestre 2008, son fonds d’investissement Berkshire Hathaway disposait de 31 milliards de dollars dans le tiroir-caisse, prêts à être investis dans l’heure dans des entreprises affaiblies par la crise. Buffett s’est même déclaré prêt à participer à hauteur de 1% au plan Paulson de 700 milliards de dollars destiné à renflouer l’économie américaine.
Ne jamais paniquer
Ce Zorro à l’allure de grand-père tranquille restera dans l’histoire comme le capitaliste le plus atypique que l’Amérique ait connu. Le seul qui ait bâti une fortune aussi colossale (62 milliards, selon le magazine Forbes) dans les crises boursières. Sa règle d’or ? Considérer les marchés et leurs fluctuations comme des alliés, pas des ennemis. Autrement dit, acheter quand les autres vendent, et ne jamais paniquer quand la Bourse va mal. Facile à dire… Moins évident à mettre en ?oeuvre, année après année, depuis la création de son fonds d’investissement, dans les années 1960. A chacune des périodes de récession de l’économie américaine, à chacune des défaillances de Wall Street (1973, 1979, 1990, 2002) correspond un grand millésime pour Berkshire Hathaway.
Acheter des «mégots»
Warren Buffett, né en août 1930, a été marqué par la Grande Dépression qui a suivi la crise de 1929 et les récits qu’en faisait son père, courtier en Bourse à Omaha, dans le Nebraska. A 20 ans, il lit The Intelligent Investor, de Benjamin Graham. Une révélation. Graham, professeur à l’université de Columbia, apprend à ses élèves, apprentis financiers, à n’acheter que des valeurs souscotées, des «mégots de cigares» dont personne ne veut. Buffett restera fidèle toute sa vie à ces principes d’investissement iconoclastes, qu’il mettra en application à très grande échelle avec un succès phénoménal. Lors des assemblées générales de Berkshire Hathaway, grands-messes qui se tiennent une fois par an à Omaha, Warren Buffett adore raconter des histoires devant un parterre de 30 000 petits actionnaires qui boivent ses paroles.
Voici [b]sa parabole du spéculateur :[/b]
«C'est l'histoire d'un prospecteur de pétrole qui arrive au paradis. L'homme se présente devant saint Pierre, qui lui dit :
- Mauvaise nouvelle, il n'y a plus de place pour vous.
Le prospecteur réfléchit, puis demande à saint Pierre :
- Vous me permettez de dire un mot à mes confrères ? Le prospecteur met ses mains en porte-voix et crie :
- On a trouvé du pétrole en enfer ! Tous se précipitent vers la sortie et foncent vers l'enfer. Saint Pierre invite alors le prospecteur à entrer. Après un moment d'hésitation, celui -ci lui répond :
- Non merci, je vais plutôt aller rejoindre les autres. Il y a peut-être du vrai dans cette rumeur de pétrole, après tout...»
Buffett a toujours eu la spéculation en horreur. Les allers-retours en Bourse, très peu pour lui. Day trader ? Certainement pas. L'homme serait plutôt du genre «life trader». Il préfère acheter des valeurs sûres et leur rester fidèle des années. A vie, même, dans le meilleur des cas. Il ne sélectionne que des entreprises exceptionnelles, occupant une place dominante dans leur secteur, insensibles aux sautes d'humeur des consommateurs. Ses participations offrent un bel échantillon de l'économie américaine dans ce qu'elle a de plus solide : 13,1% d'American Express, 8,6% de Coca-Cola, 3,3% de Procter & Gamble, 9,2% de la banque Wells Fargo... Son histoire d'amour avec Coca-Cola est exemplaire. D'abord parce que c'est sa boisson fétiche : le milliardaire ne boit que du Cherry Coke, version aromatisée à la cerise. Surtout parce qu'il a attendu des années avant d'investir, guettant un moment de faiblesse de l'action. L'occasion s'est présentée après le krach de 1987 : sans bruit, Buffett a amassé 200 millions d'actions. Aujourd'hui, la valeur de cette participation vaut huit fois le prix payé à l'époque.
Warren Buffett reste soigneusement à l’écart des valeurs technologiques, qu’il juge bien trop incertaines. Il a traversé les années de folie Internet en se demandant chaque matin comment les investisseurs pouvaient perdre à ce point le sens commun, en misant sur des dot coms si manifestement surévaluées. [bgcolor=#FFFF99]L’une de ses plus belles tirades contre Wall Street et ses spéculateurs date de février 2001 : «Ils savent que s’ils restent au bal trop longtemps, ils seront transformés en citrouilles ou en rats. Mais en même temps ils ne veulent pas perdre une seule minute de la fête. Ils ont tous l’intention de quitter le bal une seconde avant minuit. Le problème, c’est qu’ils dansent dans une salle dont l’horloge n’a pas d’aiguilles.»[/bgcolor]
Cette aversion pour le risque et la spéculation lui a formidablement bien profité, ainsi qu’aux heureux actionnaires de son fonds. La valeur de l’action Berkshire Hathaway s’est appréciée, en moyenne, de 21% par an depuis 1965.
Pour autant, Warren Buffet n’a rien d’un révolutionnaire anticapitaliste. Tout au contraire. La passion de sa vie, c’est de faire fructifier l’argent investi. Très peu interventionniste dans les sociétés de son portefeuille, il ne s’intéresse qu’à un seul indicateur : le rendement des capitaux investis. Ce qui suppose une traque sans pitié des gaspillages et une méfiance viscérale à l’égard des fusions - acquisitions, qui ne visent, selon lui, qu’à gonfler l’ego des managers, sans servir l’intérêt des actionnaires. Il attend des dirigeants de ses entreprises qu’ils soient aussi radins que lui-même. Pendant longtemps, Buffett a eu l’impression de prêcher dans le désert. Mais, depuis le début de la décennie, ses idées font leur chemin. L’éclatement de la bulle Internet, puis le scandale Enron, la crise des subprimes, et enfin le grand écroulement de ces dernières semaines ont fi ni par ébranler les certitudes. Tout à coup, on se souvient du prédicateur d’Omaha. De ses harangues contre les salaires excessifs des dirigeants d’entreprise, de ses tirades contre les stock- options, de ses croisades pour une taxation plus égalitaire…
Ne pas être gourmand
Buffett défend des idées politiques qui font se dresser les cheveux sur la tête des «vrais» milliardaires, ceux qui claquent leur fortune dans des duplex sur Central Park, des yachts chromés et des armées de gardes du corps. Il n’a pas de mots assez durs pour critiquer les faramineux salaires des grands patrons. Lui-même se verse depuis des années la même somme : 100 000 dollars par an, ce qui le place, selon Forbes, au 497e rang des patrons les mieux payés des Etats-Unis. «Lorsque des dirigeants trop avides se mettent à faire la poche des actionnaires, les administrateurs devraient leur taper sur les doigts», assène-t-il. Or, selon lui, les conseils d’administration ne jouent pas leur rôle. Ils sont devenus des clubs feutrés, où l’on accède poliment à n’importe quelle demande de l’équipe dirigeante : «Lorsqu’un PDG demande au conseil l’autorisation de s’attribuer une mégaprime sous forme de stock-options, oser émettre une objection semble aussi grossier que de péter à table.»
Prôner la justice sociale
La présidentielle lui a donné l’occasion d’exprimer haut et fort son soutien aux démocrates. Avec un traitement de faveur pour Barack Obama, que Warren Buffett soutient depuis sa campagne pour devenir sénateur de l’Illinois, en 2005. Le financier lui envoie régulièrement des coupures de presse, annotées de ses réflexions sur la politique économique. C’est grâce à lui qu’Obama a gagné également le soutien de Bill Gates. L’une des idées chères à Buffett, reprise par Obama, est que le système fiscal américain est profondément injuste, car il taxe trop peu les revenus du capital. En 2007, lors d’un dîner de collecte de fonds du Parti démocrate auquel il participait, à 4 600 dollars par couvert, il s’est indigné devant un parterre de riches patrons : [bgcolor=#CCFFFF]«Nous tous ici payons proportionnellement moins d’impôts que nos réceptionnistes et nos femmes de ménage. Moi, personnellement, j’ai payé l’an dernier 17,7% d’impôt sur mes 46 millions de revenus, alors que ma secrétaire, qui a déclaré 60 000 dollars de salaire, a été taxée à 30%.»[/bgcolor]
Son autre thème de prédilection ? Les droits de succession. Warren Buffett est à ce point opposé à la notion même d’héritage qu’il a décidé de léguer toute sa fortune à des oeuvres humanitaires, au premier rang desquelles la fondation de ses amis Bill et Melinda Gates. Il est donc révulsé par les idées du camp républicain, qui envisage de supprimer les droits de succession. «Les supprimer creuserait encore plus le fossé entre riches et pauvres, qui ne cesse de s’accroître aux Etats-Unis», estime-t-il.
Des supercapitalistes qui tiennent ce langage, vous en connaissez beaucoup ?
Constanty Hélène