Je viens de regarder le dictionnaire de l’Académie Française, et selon la définition officielle d’une rente, effectivement on ne peut pas dire que le RdB en serait une. En admettant que c’est une redistribution, c’est une des plus stupides et néfastes qu’il soit possible d’imaginer: d’un côté elle favorise le parasitisme (ie: se mettre dans une situation de profiter de ce qui nous est offert sans contribuer de manière équitable en retour), de l’autre elle coince toute l’économie (la TVA a 50%, ou comment favoriser la thésaurisation pour ceux qui ont les moyens, et cibler les plus modestes). L’instauration d’un RdB tel qu’il est généralement conçu mènerait, pour la majorité des gens, à une chute drastique du niveau de vie (selon ma définition).
Il y a un mécanisme dont je viens de me rendre compte, d’ailleurs:
-un taux de TVA très élevé nuit à la fluidité des échanges dans l’économie réelle; cette « viscosité » se traduit par une plus grande difficulté à écouler la production, donc à une nécessité de réduction des coûts au sein des entreprises, en particulier au niveau de la masse salariale (licenciements)
-le RdB favorise l’abandon de poste et rend l’assiduité au travail peu intéressante, puisqu’il permet -dans un premier temps- le maintien d’un niveau de vie tolérable. Le CDI et le temps plein n’ont plus vraiment d’intérêt.
=>il en découle que le RdB serait une solution idéale, du point de vue des élites, pour maquiller en truc sympathique une crise systémique aboutissant à une récession perpétuelle, la destruction de nombreux postes (non remplacés), etc… Sauf que quand la population se maintien à peu près stable, que le niveau de spécialisation ne bouge pas vraiment, mais que des emplois disparaissent massivement, le résultat c’est la pénurie. L’argent (du RdB) n’a d’utilité que s’il y a suffisamment de biens à acheter avec pour tout le monde.
Quand dans un pays il y a cinq sociétés qui fabriquent des réfrigérateurs, employant chacune 30 employés, et que ça répond à la demande (c’est à dire que quand un frigo claque, on en trouve immédiatement un de rechange), tout va bien. Mais quand deux disparaissent, et que les trois survivantes voient les effectifs diminués du tiers, la demande ne peut plus être satisfaite de la même manière. Ainsi des foyers pourraient se retrouver sans réfrigérateur pendant une semaine, deux semaines, un mois… Et ce qui est valable avec les réfrigérateurs est valable avec tout le reste. Le RdB permettrait aux élites de faire cette transition « en douceur », de la rendre supportable, sans que la société ne soit ni plus juste, ni plus épanouissante, ni plus prospère.
Je dis ça parce que Michel Drac, dans une interview, estimait cette situation de pénurie pour la majorité l’issue la plus probable de la crise systémique, à long terme, avec les ultra-riches vivant en dehors de cette société profondément sinistrée, dans une « bulle » où leur niveau de vie à eu aurait été préservé. Ca m’est revenu en tête il n’y a pas longtemps, en allant voir Elysium au cinéma: la situation de la Terre dépeinte dans le film correspond assez bien à ce sombre pronostic. Petit à petit, je remarque de plus en plus de choses semblent converger vers cette issue, ou du moins la rendent possible et augmente ses chances d’ advenir.
Tu parles de mon exemple comme d’un repoussoir. Je dirais plutôt que j’ai volontairement pris une situation qui frappe l’esprit pour qu’on comprenne bien le changement de mentalité qu’implique la démonétisation. Au lieu de gratifier d’une somme d’argent en reconnaissance de l’utilité ou du service rendu, reconnaître directement un « droit au pouvoir d’achat ». C’est un peu abstrait comme formulation, et ce n’est pas vraiment ce que je veux dire, mais je n’ai pas réfléchi à exprimer ça de manière moins mesquine. Pour moi, la seule utilité de l’argent (fiduciaire, je m’oppose aux monnaies ayant une valeur intrinsèque), c’est de sortir de la plus grande limitation du troc, qui est la symétrie de l’offre et de la demande entre les deux acteurs: pour qu’il y ait échange, il faut que Robert ait des oeufs à offrir et ait besoin de clous, et que Marcel ait des clous et ait besoin d’oeufs. C’est très vite extrêmement limitant (bien que ça ne soit pas dérangeant dans une société peu spécialisée, à échelons locaux autonomes). L’argent permet de faire « sauter » l’offre et la demande d’un acteur particulier à n’importe quel autre, et à mon sens c’est réellement son utilité principale. La seconde étant la thésaurisation en prévision des revers de l’existence (le bas-de-laine, quoi) et l’investissement.
Les changements de la société, notamment l’ouverture des communautés villageoises et même urbaines, et l’essor de la spécialisation (en particulier depuis la révolution industrielle), ont petit à petit rendu le « troc de village » impraticable (si Robert n’a pas d’oeufs au moment où il va voir Marcel pour des clous, c’est pas grave: tout le monde se souvient que Robert doit tant d’oeufs à Marcel). La comptabilité objective que permet l’argent, ainsi que sa capacité à rendre le troc « glissant », ont naturellement fait qu’il s’est petit à petit immiscé dans une part toujours plus grande de l’activité humaine, au point qu’aujourd’hui, il est devenu difficile de concevoir que ce qu’on peut s’acheter avec l’argent n’est pas du à l’argent. On a justement perdu de vu que Robert a des poules et propose donc des oeufs, et que Marcel a une cloutière et sait l’utiliser, ce qui lui permet de proposer des clous.
Le RdB entérine cette mentalité, cette vision au travers du « pouvoir d’achat » et des écritures comptables, en oubliant complètement qu’avant l’échange, il y a la production. Enfin, ce n’est pas un reproche que je vais au RdB en particulier, juste une observation. On est pas riche de l’argent qu’on a, mais de ce qu’on peut se payer avec. Dans le cas des particuliers, c’est une phrase sans grand intérêt, car justement ça ne recouvre guère plus que la notion de « pouvoir d’achat ». Mais au niveau global, c’est à dire quand on inclut les entreprises, les institutions, les administrations, etc, la portée est déjà bien plus importante. Le jour où la production de pétrole sera tombée au quart de ce qu’elle est aujourd’hui, l’argent ne servira de rien pour faire démarrer et rouler la bagnole. Mon idée de la démonétisation, c’est justement de prendre conscience de ce rôle (quasi) exclusivement médiateur de l’argent, et d’inciter à réfléchir à la suppression de cette médiation sans impact sur le niveau de vie.
Certains parlent de la logique du don, la société du don, etc… Personnellement, cette formulation ne me convient pas. Le don pur, désintéressé, n’a pas vraiment de place dans l’économie, il reste exceptionnel dans un cadre général d’échanges bidirectionnels équitables. Si Marcel donnait une fois, deux fois, trois fois des clous à Robert qui vient lui en demander le mains dans les poches, et que Robert lui refuse de lui donner des oeufs quand il en a besoin (alors même qu’il en a de rab), à moins que Marcel ne soit un saint, il va assez vite considérer que Robert n’est rien qu’un profiteur, et à juste titre. Peu importe l’écart dans le temps, Marcel attend de Robert qu’après lui avoir donné des clous gentiment, celui-ci lui donne des oeufs lorsqu’il en aura besoin. Dans ces conditions, selon moi ça n’a rien d’un don, mais c’est un « troc différé ». On l’aura compris, pour moi le troc est le type de l’échange vertueux, car il unit activité économique et lien social. Pour moi, le troc est le marqueur d’une société qui fonctionne… si elle est « primitive » (faible population, peu de spécialisation, vulnérabilité face à l’environnement, etc).
Ce dont je parle, c’est de réussir à importer les vertus du troc dans une société hautement spécialisée et à haut niveau de vie comme la nôtre. La démonétisation que ça implique pose des questions autrement plus profondes que le RdB, il me semble. Il faudrait alors se poser individuellement et collectivement la question de la confiance qu’implique notre monnaie fiduciaire (a-t-elle réellement besoin d’un support papier ou scriptural?), de l’utilité au sein de la société (si Jean vient habiter à coté de Robert et Marcel, et demande des clous à l’un et des oeufs à l’autre, mais n’a à offrir qu’un recueil de blague de Toto en 10.000 exemplaires, il risque d’avoir à élever ses propres poules et se faire ses propres clous), etc…