Sur un marché aux livres, je suis tombé sur Qu’est-ce que la propriété? de Proudhon. Je connaissais de nom, mais pas plus que ça, mais pour 3€, j’ai pas trop hésité. Je n’ai pas encore fini le bouquin, mais tout ce que j’ai lu d’ores et déjà m’a fait très forte impression, en partie parce que ça rejoins des idées que j’avais déjà, mais vagues et incertaines, mais surtout parce que c’est radicalement révolutionnaire, et que les arguments et réflexions qu’il apporte sont en rapport direct aussi bien avec notre modèle économique, qui permet l’inégalité, qu’avec la politique, l’inégalité étant la cause qu’on ait des maîtres qui nous dominent.
Je pourrais difficilement résumer cet ouvrage en quelques lignes, mais il faut savoir qu’il s’ouvre sur cette affirmation: la propriété, c’est le vol. Bien des crétins en ont fait un slogan rapide et commode, mais tout le bouquin est dédié à la démonstration de cette affirmation. Le bouquin a été publié en 1840, et la plupart des exemples employés par Proudhon font référence à la vie rurale de l’époque, notamment il est extrêmement souvent question de fermage, et de l’occupation et de la culture des champs. On s’y fait vite, car les réflexions sont tout à fait transposables à une société industrielle, voire post-industrielle comme la nôtre.
De nos jours, on dénonce souvent l’usure, c’est à dire de faire de l’argent avec de l’argent, mais Proudhon démontre qu’il y a bien pire. Car une fois le principal et les intérêts remboursés, créancier et débiteurs sont quittes. Mais dans le cas du fermage (et il n’est absolument pas obsolète de parler de ça, car tout est parti de là), un propriétaire fait payer régulièrement aux travailleurs qui exploitent le champ un intérêt « éternel », sans que jamais, à aucun moment, les travailleurs puissent un jour, par leur travail, se libérer de cette sujétion, et devenir les propriétaire de cet instrument de travail. Ainsi, les travailleurs payent un intérêt sur un capital qu’ils n’ont pas emprunté et dont il ne prendront jamais possession.
Proudhon prend un exemple intéressant: dans une contrée inexplorée et vierge, arrivent dix familles de colons. S’ils veulent s’installer et vivre, ils vont devoir défricher, désoucher, labourer, semer, etc. Si chaque famille travaille seule dans son coin, le travail est harassant, et la nature reprend ses droits presque aussi vite que l’homme se fatigue. C’est alors qu’un malin, parti avec plus de provisions et d’argent que les autres, propose à toutes les familles de s’unir pour défricher et préparer son terrain, contre rémunération, après quoi chacun sera libre de retourner chez lui préparer son propre terrain. C’est promptement fait, et alors que le terrain de ce premier propriétaire est mis en culture, chaque famille retourne à son propre terrain… pour le trouver tout aussi sauvage et inculte qu’avant! Sauf que, voilà: pendant le temps du travail pour le propriétaire, les provisions ont été consommées, et le seul apte à produire de quoi vivre, bah c’est le propriétaire avec son terrain fertile et cultivé! Le propriétaire sait tout cela, et il va voir une première famille disant: « Voyez votre terrain inculte et propre à rien, et bien je propose de vous le racheter, et de faire venir les 8 autres familles pour qu’on le rende cultivable. Je vous payerais pendant les travaux, et à la fin vous pourrez l’exploiter contre une petite redevance ». La famille se laisse tenter, et ainsi le propriétaire n’a plus un seul champs, mais deux champs. Et il peux ainsi recommencer avec chacune des familles, si bien que non seulement il devient propriétaire des 10 parcelles, mais en plus fait travailler les neuf familles pour son compte et leur fait même dégager un excédent qu’il garde et capitalise, permettant de lancer d’autres « campagnes » de ce genre.
A chaque fois que le propriétaire aura salarié des travailleurs, certes il aura payé leur peine quotidienne presque à son juste prix, mais ce qu’il n’a pas payé, c’est le fait que pendant ce temps ils n’ont pas exploité leur propre terrain, d’une part, et surtout que neuf familles ensembles sont bien bien bien plus efficaces que neuf familles travaillant l’une après l’autre, ou l’une à coté de l’autre, sans coopération. Le propriétaire n’a pas payé la force supplémentaire issue de l’union. Ce n’est pas exprimé extrêmement clairement chez Proudhon, mais l’idée est là, et en lisant ce paragraphe j’ai été frappé par la vérité fondamentale de cette idée. Gobekeli Tepe, Stonehenge, les pyramides de Gizeh, l’Acropole, tous ces monuments « éternels » sont une ode à la mise en commun des efforts pour accomplir des réalisations qui sont hors de portée, et même hors d’imagination d’un homme seul ou d’un petit groupe d’hommes désorganisés. 1.000, 5.000, 50.000 réunis peuvent faire en quelques mois ou années ce qu’il est rigoureusement impossible d’accomplir à un homme seul quand bien même il vivrait des millions d’années. Cette puissance colossale n’est JAMAIS payée par le salaire. Et vous savez quoi? Facilement 80% de la population terrienne est interconnectée, s’échange des biens et des services, se rendant mutuellement service dans un schéma de spécialisation du travail à l’échelle mondiale, ce qui fait qu’au bas mot, en ce moment même, tout ce qu’on connaît est le résultat du travail coopératif et simultané de trois ou quatre milliards de personnes. Voilà le travail non rémunéré qui est converti en milliers de milliards joués dans les casino de la finance internationale.
Mais revenons à Proudhon. Il a une phrase: tout travailleur ne peut être payé qu’avec les produits d’un autre travailleur. L’argent n’est pas un vrai produit, seulement un intermédiaire qui permet d’accéder à ce dont on a besoin, et qui a été produit par un autre (principe de la société de spécialisation du travail). Proudhon montre ainsi que la société réelle fonctionne en boucle fermée, chacun occupant une petite place dans un grand ensemble où il remplit son rôle et sert les autres. Partant de là, il n’a pas de hiérarchie de dignité des métiers, et rien ne justifie des rémunérations différentes, tant que la tâche est accomplie. Je n’ai plus exactement en tête la démonstration que fait Proudhon, mais elle est brillante, et se conclue ainsi:
La quantité limitée de la matière exploitable démontre la nécessité de diviser le travail par le nombre de travailleurs: la capacité donnée à tous d'accomplir une tâche sociale, c'est-à-dire une tâche égale, et l'impossibilité de payer un travailleur autrement que par les produits d'une autre, justifie l'égalité des émoluments.Proudhon fait une distinction entre possession et propriété. La propriété serait une sorte de pacte moral, un droit sacré, qui fait qu'un mec vivant à Paris aurait toute liberté de faire détruire un quartier d'habitation à Bangkok, et que son fils après lui ait encore ce droit, et que son arrière-petit-fils puissent en tirer loyer. La propriété permet à un homme seul d'avoir un patrimoine tellement gigantesque qu'il faut plusieurs dizaines ou centaines de milliers d'hommes pour l'entretenir, le valoriser, le rentabiliser, ce qui lui rapporte un fric monstre alors qu'il ne saurait même pas nommer ce qui lui apporte tout ce revenu. Au contraire, la possession est le droit particulier, contextuel et circonscrit qu'à un travailleur à bénéficier de "son" instrument de travail, de par le fait qu'il en a besoin pour travailler (idem avec l'habitation). Pour Proudhon, travailler ouvre un droit sur l'instrument de travail: un champs sans laboureur est une terre inculte, une presse sans ouvrier n'est qu'un tas de ferraille, une mine sans mineur n'est qu'un trou béant. La société se passerait bien plus facilement du droit moral et sacré qu'a le propriétaire sur un instrument de travail exploité et valorisé par des salariés, que des-dits salariés, par qui seuls la production existe. Proudhon s'emploie même à démontrer que la propriété n'est que nuisance et concussion, facteur de trouble et d'inégalités, et ne repose que sur le mensonge et la sidération mentale de la majorité de la population. La phrase "c'est pourquoi la propriété est impossible" revient plusieurs dizaines de fois.
Abolir la propriété, c’est couper l’herbe sous le pied à la puissance de l’argent. Consacrer l’égalité comme principe et condition de la vie en société, c’est quasiment proclamer une constitution démocratique.
Cet ouvrage de Proudhon, que je résume très mal, est vraiment une incroyable bouffée d’air frais. C’est éminemment politique, éminemment économique, éminemment éthique, et il me semble que ça s’articule parfaitement avec les réflexions que l’on mène autour de la démocratie, de la souveraineté, etc.