Le problème du populisme

Bonjour à tous !

J’avais quelques interrogations sur la façon dont passait le message de Chouard au niveau de la critique classique du « populisme ». J’avais envoyé un message à Étienne Chouard, mais il est sans doute intéressant aussi de partager mes doutes avec le cerveau collectif.

Je suis actuellement professeur de philosophie en lycée, dans ma deuxième année de métier, et je cherchais justement de ces idées à la fois anciennes et neuves, capables de déloger le ver du fruit démocratique, et ai bien naturellement connu un véritable coup de foudre en tombant sur les analyses de Chouard et ses propositions.

C’est la deuxième année que je présente en débat (ECJS notamment) son projet à mes classes, qui l’accueillent toujours avec enthousiasme et émerveillement (je « contamine » ainsi gentiment des centaines de jeunes :D). Tous les constats qu’il pose sont acceptés unanimement (corruption d’argent, logique partisane, intérêts particuliers, abus de pouvoir, absence de contrôle démocratique). Mais, comme il le constate avec amertume depuis apparemment de longues années, l’énoncé du remède laisse toujours autant dubitatif. Et c’est ici que je voulais partager de ce qui est peut-être un différent non anodin dans la façon d’expliquer ce scepticisme.

Il me semble que Chouard met l’accent sur des raisons « psychologiques » fondamentales (et à juste titre puisqu’elles correspondent aux retours et réactions qu’il a lors de ses conférences), et qui sont grosso modo : la paresse, la peur d’être incompétent, peur des hasards de tirage, lâcheté par rapport à nos engagements (Kant énonçait déjà paresse et lâcheté dans Qu’est-ce que les Lumières ?, comme à la racine de notre minorité intellectuelle).

Mais, et c’est là que le débat devient redoutable, il n’est pas impossible que ces raisons cachent en fait autre chose de plus profond, et que le public de Chouard ne veuille surtout pas se les avouer. C’est une sorte de tabou qui pèse sur la légitimité démocratique, et que peu osent mettre franchement sur la place publique. Ces raisons profondes, souterraines, m’ont sauté aux yeux non pas tant à la lecture de Gustave Le Bon, qui reste encore trop imprécis, qu’à celle d’une part de René Girard, d’autre part de Gérald Bronner. Je suis de plus en plus convaincu que ces deux auteurs ont vu juste. Le peuple, pris indistinctement (et nous sommes tous le peuple) est prisonnier de biais cognitifs redoutables, très bien décortiqués par Bronner (notamment dans la Démocratie des crédules), qui l’obligent (héritage à double tranchant de l’évolution) à simplifier, aller des solutions intuitives mais fausses, à mal se représenter les questions de probabilités, d’échantillons statistiques, à concilier absurdement des contraintes contradictoires (pourtant essentiel en politique). Voilà pour les biais cognitifs. Et pour les biais comportementaux, Girard nous explique magistralement que la foule a toujours été et sera toujours mimétique et persécutrice (Platon a beau en vouloir peut-être pour des raisons personnelles à la démocratie, comme Chouard le soupçonne, il a raison en exposant son allégorie de la caverne : une foule est versatile, dangereuse car mimétique et persécutrice, et écharperait en un rien celui qui descendrait des régions lumineuses pour détacher ses anciens compagnons prisonniers, si celui-ci commence à les mettre mal à l’aise et à les déranger).

Pour résumer, voilà quelle est mon idée : nous avons tous en nous le pressentiment que ces biais cognitifs et comportementaux sont très profonds et surtout intrinsèques, c’est-à-dire à jamais indéracinables (au contraire de ses fausses objections que nous avançons pour nous rassurer, paresse ou lâcheté, qui sont extrinsèques), mais nous n’osons pas le crier haut et fort, car elles semblent remettre radicalement en cause tout idéal démocratique, et donner raison à Madison, voir Platon. Car la condamnation de Socrate n’est pas un accident, une erreur de parcours, mais relève de biais comportementaux (bouc émissaire) qui, si nous n’y prenons pas garde en les cassant grâce aux institutions de la délibération citoyenne, continueront indéfiniment de sévir. Dans l’imaginaire collectif, j’oserai même avouer que la condamnation de Socrate représente le « péché originel » de la démocratie populaire, tabou non digéré, et avec raison, si les mécanismes inconscients (cognitifs et comportementaux) qui agite le groupe, la foule, la délibération populaire, ne sont pas mis à jour, anticipés, et neutralisés.

Si je devais faire un pari : c’est la raison profonde et non avouée explicitement pour laquelle les Onfray, Elisabeth Levy, Manin, Lordon, etc. avec lesquels Chouard discute, n’entrent pas dans ses solutions et ne peuvent pas y croire : ils savent trop bien, inconsciemment ou non, ce qu’est le peuple. Et c’est peut-être là-dessus qu’il faudrait être inattaquable, en formulant d’avance ces soupçons non formulés, et en montrant qu’ils ne remettent pas en cause le projet d’une démocratie populaire.

Qu’est-à-dire concrètement ? Un Bachelard, dans la même veine que Bronner, disait déjà que la connaissance (et la politique est une forme de connaissance), ne progresse qu’en se méfiant de l’intuitif, de l’immédiat : elle finit par construire des certitudes qui auraient été immédiatement rejetées comme absurdes si on les avait imprudemment présentées sans préparation pédagogique au « peuple ». Cela nous oblige-t-il à être aristocrates ? Non, à condition de démonter avec rigueur tous ces biais, et en montrant que des institutions peuvent tout à fait nous en protéger. Et voilà qu’arrive mon sentiment profond : peut-être ce magnifique combat que mène Chouard gagnerait-il en force de conviction, si, en insistant très justement sur le fait que Constitution et institutions doivent nous protéger des élites, Chouard montrait tout aussi précisément et avec insistance qu’elles doivent nous protéger de nous-mêmes sous la forme du « peuple ». Il faut, voilà mon sentiment, se méfier autant des élites, que du « peuple », puisqu’il est soumis inconsciemment à des biais cognitifs et comportementaux catastrophiques pour la politique. Et j’ai retrouvé cette idée fort bien formulée chez Alain, dont nous savons que Chouard l’affectionne particulièrement. Alain nous rappelle avec son acuité habituelle que la démocratie n’est possible que si le peuple n’est pas le peuple, autrement dit si le peuple se méfie comme de la peste de ce qu’il appelle le « gros animal » démocratique… c’est-à-dire de lui-même ! Alain prône, si je comprends bien, une démocratie personnaliste, une démocratie des personnes, qui échapperait aux biais éthiques et cognitifs. Et je crois que la cause de la démocratie directe progresserait considérablement face aux sceptiques, si l’on coupait l’herbe sous le pieds à ces doutes larvés.

Autrement dit, je suis convaincu qu’il faudrait bien plus qu’une éducation populaire (à la Onfray), mais des institutions qui, votées démocratiquement, protégerait le peuple de lui-même (comme Ulysse demandant à ses compagnons, pour se protéger de lui-même, de le lier au mât avant d’écouter le chant des sirènes sans y succomber : il devient un individu responsable grâce au groupe et aux institutions qui le protègent, mais qu’il a voulus intentionnellement)

Pourquoi une simple éducation populaire, participative ou délibérative ne pourrait suffire ? Parce qu’il s’agit de mécanismes anthropologiques trop profonds, qui demandent pour les dénicher ou les comprendre une culture sociologique, psychologique, de haut niveau qu’on ne peut demander à tout citoyen. Ou alors ne serait responsable politiquement que des bac + 20… avec entre autres tous les problèmes essentiels que Chouard dénonce fort justement. Ce qu’il faudrait donc théoriser rigoureusement, c’est la possibilité d’institutions qui nous protègent de ces biais « populaires », institutions élaborées, certes, par des « experts » (sociologues, anthropologues, psychologues), mais validées c’est-à-dire votées par les citoyens, qui, comme Ulysse aux mille ruses, car pas plus bêtes que lui grâce aux sociologues, auront compris tout l’intérêt qu’il y a à se protéger de soi-même, et pas seulement de ses potentielles élites dirigeantes.

Le problème de communication me semblait résider en un point assez simple : plus on est proche de la base populaire, plus la méfiance la plus vivace est à l’égard des élites, plus on est proche des personnes ayant fait des études supérieures techniques et exigeantes, plus la méfiante fondamentale est à l’égard des « réflexes » populaires biaisées (d’où l’idée d’une démocratie « éclairée »). Pour que la communication du projet d’une démocratie authentique soit inattaquable, il faudrait montrer sans ambiguïté que l’on est pleinement conscient de ces deux écueils, et pas seulement d’un seul, et que la Constitution et des institutions démocratiques peuvent nous protéger des deux. On évite alors la critique récurrente et lassante de « populisme » qui en vient à ne plus rien signifier. Chez Bronner toutefois, elle a un sens sociologique précis qu’il est vitalement dans l’intérêt du renouveau démocratique, que Chouard propose, de prendre en compte. En conférences, Chouard est apparemment d’avantage confronté à la première méfiance, mais avec les « intellectuels » à la seconde. Et le message ne passe pas encore suffisamment auprès des « intellectuels » parce qu’il ne convainc pas encore assez et les uns et les autres à la fois. Pourquoi ne pas prouver par les faits que son projet se méfie autant des deux, répond parfaitement aux deux types de positions, et est suffisamment robuste pour rassurer tout le monde ?

En espérant contribuer si peu que ce soit à faire avancer cette belle cause, en jetant dans la discussion ce point qui me tracasse, je réaffirme à Chouard mon admiration pour son honnêteté, son courage, le feu sacré qui l’anime, et cette idée qu’il a si bien déterrée et qui m’a conquis.

Bien à vous tous.

PS : A quand un livre d’entretiens écrit par Chouard, qu’on trouverait sur les stands de Gibert et de toute bonne librairie, qui ferait fureur, et qui obligerait Ruquier ou Taddéi à faire passer Chouard pour qu’il défende un projet politique enfin sérieux ?

J’en profite pour redonner à votre sagacité le célèbre texte d’Alain auquel je fais référence :


Le plus clair de l’esprit démocratique, c’est peut-être qu’il est antisocial. Je m’explique. On peut considérer une société comme une sorte de gros animal. Je l’entends par métaphore ; mais il y a des mystiques qui veulent croire que ce gros animal existe réellement comme vous et moi, qu’il sent, qu’il pense et qu’il veut comme nous pensons, sentons, voulons. Ce n’est que mythologie ; mais de toute façon il faut convenir qu’il y a des forces sociales bien puissantes qui ressemblent tout à fait à des forces naturelles. La défense contre les criminels, dans certains cas, prend ainsi forme de panique furieuse, et déchire très bien des innocents. La guerre s’explique par des causes du même genre, dont nous ne nous défions jamais assez.
Je range encore parmi les faits du même genre l’adoration soudaine pour un chef, ou pour un orateur, les entraînements bien connus des assemblées, le délire révolutionnaire, enfin tous les courants d’opinion qui naissent comme le vent et le cyclone, et se terminent de même. La religion, quelle qu’elle soit, est le plus brillant et le plus connu de ces phénomènes d’effervescence, qui tuent le sens commun. Nous dirons, pour abréger, que Léviathan a des passions, des colères, des fatigues, des fièvres et des attendrissements.
L’individu, qui n’est qu’une pauvre petite cellule dans le grand corps, est pris dans ces mouvements, soulevé, roulé, transporté ; on peut bien dire aussi qu’il est à la fin usé et arrondi comme le galet sur nos plages. Quand cette rumeur monte et s’étend, les circonstances sont agréables pour les gouvernants, qui sont comme des dieux.
Chose digne de remarque, ce gros Léviathan, dont vous et moi nous sommes de petites parties, n’est pas du tout civilisé ; c’est un enfant ou un sauvage, comme on voudra dire. Ce qu’il peut faire, il le fait aussitôt ; son âme, s’il en a une, ne distingue pas entre la force et le droit. Lorsqu’il fait des promesses ou signe des traités, il ne se croit point tenu par sa parole ; ce n’est qu’une ruse pour gagner un peu de répit.[…]
Eh bien, il me semble que tout mouvement démocratique s’élève contre les réactions du gros animal, et tend à balancer l’association naturelle, disons l’organisme social, par une espèce de contrat antisocial. Il est alors promis et juré que l’on résistera à ces mouvements instinctifs du gros animal, et qu’on les soumettra, autant que possible, aux règles de justice qui sont acceptées par les individus.

Alain, Propos sur le pouvoir

Bien à vous.

Philosophie et droit, démocratie et état de Droit, populisme

Merci à Gheel pour ces deux messages : ils auront certainement contribué à la qualité et à l’efficacité de nos échanges.

Je ne suis pas philosophe : seulement un peu juriste. On m’excusera de prêcher pour ma paroisse dans les remarques suivantes.

  1. La démocratie est, comme nous le savons le gouvernement du peuple. Encore faut-il s’accorder sur ce qu’on entend par peuple. La foule a sa psychologie (Gustave Le Bon), mais la foule n’est pas le peuple. Ou pour mieux dire, le peuple est un moment très particulier de la foule : le peuple est l’ensemble des citoyens se prononçant à la majorité. En dehors de ce moment-là, on a affaire ou bien à la foule, ou bien aux citoyens pris individuellement.

Il se trouve qu’il y a quelques jours seulement j’ai modifié l’article [7] de mon avant-projet de constitution (voir le fil Forum du plan C : pour une Constitution écrite par et pour les Citoyens / Projet de refonte de la constitution de 1958 par 1789plus.org et le site http://www.1789plus.org – mais mon nouveau texte mis à jour n’est pas encore en ligne) de la manière suivante :

[i]La souveraineté nationale appartient indivisiblement au peuple, constitué par l’ensemble des citoyens agissant à la majorité, absolue ou relative selon le cas, dans les conditions prévues par la Constitution.

Aucune section du peuple, aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice .[/i]

  1. Si la distinction est faite, bien des contradictions s’effacent, dont la principale signalée par Gheel : la légitimité absolue de la démocratie, d’un côté, n’empêche pas les « biais intrinsèques » de la foule, d’un autre, mais c’est le peuple qui est à la base de la démocratie, pas la foule. En fait, Alain traitait de la foule, pas du peuple ; de l’esprit grégaire, pas de l’esprit démocratique : le « gros animal, les paniques, l’adoration du chef », c’est la foule, pas le peuple.

  2. Le peuple est constitué par les citoyens institutionnalisés (s’exprimant à la majorité), et l’institutionnalisation résulte toujours d’une constitution (écrite ou parfois coutumière).

  3. C’est le peuple lui-même, directement ou par ses représentants élus, qui définit par la constitution les conditions dans lesquelles il veut exercer le pouvoir souverain.

  4. Ces conditions définies par le peuple forment ensemble ce qu’on appelle couramment l’état de Droit, ou rejet de tout arbitraire – qu’il vienne de pouvoirs autonommés ou autoconstitués ou bien de la foule elle-même. Dans l’état de Droit, il y a le respect absolu des normes impératives du droit international des droits fondamentaux (droits indissolublement attachés à chaque être humain), lesquels n’ont pas besoin d’un droit international intermédiaire mais sont proclamés et donc confortés par ce droit et – généralement – par le préambule de la constitution. (Cela dit, il est concevable que le peuple à proprement parler contrevienne par un vote à l’état de Droit, mais c’est rare, et comme le peuple est souverain il n’y aurait rien à faire – sauf intervention d’autres peuples dans le cadre du droit international.)

  5. La démocratie n’est pas l’état de Droit, elle n’implique pas automatiquement l’état de Droit (contrairement à une confusion extrêmement féquente) : la démocratie n’est rien d’autre que la règle de la majorité. Mais en affirmant dans l’avant-projet de constitution que « la France est une république démocratique, sociale, laïque et respectueuse de l’état de Droit […] En vertu du principe de l’état de Droit, elle rejette tout arbitraire, d’où qu’il vienne, et traite ce principe comme indissolublement lié au principe démocratique », on règle institutionnellement le problème signalé par Gheel et qui a pu, en effet, peser sur la démarche d’Étienne Chouard.

  6. Ainsi le tabou (dont parle Gheel) qui pèserait sur la légitimité démocratique est-il levé.

Il me semble que, quelles que soient nos différences par ailleurs (notamment sur cette malheureuse question du tirage au sort), nous sommes à peu près tous d’accord pour concilier démocratie et état de droit : démocratie + état de Droit = république, selon la définition donnée par Régis Debray dans son fameux article du Nouvel Observateur en 1995 (« Êtes-vous démocrate ou républicain ? »– http://laicite-aujourdhui.fr/spip.php?article292).

  1. Une définition possible du populisme est qu’il consiste à substituer la foule au peuple. JR

Bonjour !

L’interprétation du texte d’Alain que vous proposez, Bertrand, me semble légèrement tendancieuse, mais c’est de la faute d’Alain, qui reste volontairement dans le flou, ne distinguant pas groupe, foule, assemblée, peuple, société. Je soupçonne qu’il ne le fait pas sans une bonne raison : les mécanismes dangereux sur lesquels il veut attirer notre attention dépassent peut-être justement ces distinctions catégorielles.

Lorsqu’il parle de : la défense contre les criminels qui peut créer une peur, l’adoration pour un orateur, la décision de faire la guerre, les entraînements bien connus des assemblées, le délire révolutionnaire, il me semble bien que ces mouvements agissants dans le cœur de chacun, et dans son psychisme, peuvent avoir lieu dans une foule comme dans un peuple assemblé. Il ne s’agit pas seulement de la foule lyncheuse. Une assemblée démocratique peut être lyncheuse, faute peut-être de culture historique… ou psychologique et sociologique, et on se rapproche alors de la thèse que je voudrais défendre.

Vous avez entièrement raison, Jacques, de rappeler que le peuple, c’est les citoyens institutionnalisés. Je veux justement aller dans ce sens, en défendant ma thèse. Et pour rassurer ceux qui voudrait voir dans les idées de Chouard des idées « populistes ».

Vous affirmez : « C’est le peuple lui-même, directement ou par ses représentants élus, qui définit par la constitution les conditions dans lesquelles il veut exercer le pouvoir souverain. ». C’est exactement cela que je voudrais préciser, vous voyez comme moi où le bât risquerait de blesser.

Pour beaucoup, le peuple exerçant son pouvoir souverain, cela signifie « no limits », et cela leur fait peur. Les médiations entre le peuple et la décision politique (appareil d’état avec forte inertie, médiocrité des partis, contradictions partisanes internes empêchant les prises de décision extrêmes, culture historico-sociologique « assagissante » acquise grâce aux institutions formatrices type Sciences-Po et ENA : tout cela rassure). Chouard a entièrement raison de dénoncer cela comme ne garantissant nullement la pondération et la fuite des décisions extrêmes : il n’empêche que l’objection tient toujours si l’on n’a pas montré en quoi la démocratie directe ne doit pas faire craindre une forme de populisme.

Vous défendez ensuite l’idée que l’état de droit serait l’absence d’arbitraire. Là encore, il faudrait s’entendre, car c’est central. Vous avancez cela essentiellement au sens des droits fondamentaux, que beaucoup considèrent comme des acquis définitifs. En ce sens là, d’accord, mais c’est sans doute en-deçà du débat sur le populisme, car personne n’avance aujourd’hui que le populisme serait le risque de voir tous ces acquis niés et bafoués. Le débat sur le populisme se joue sur la base de ces acquis : une fois qu’on les a, que fait-on ? Et vous avez d’un côté les partisans d’une « démocratie éclairée » qui vont préférer que le peuple en assemblée ne soit pas souverain immédiatement, car seules les médiations politiques et institutionnelles peuvent tempérer les biais dont est victime le peuple ; d’un autre côté, ceux qui se méfie surtout des élites spoliatrices du pouvoir et détournant l’intérêt général dans le sens de leur intérêt particulier, et qui ont une peur bleue de toute médiation pour ces raisons-là.

Les premiers (pour la « démocratie éclairée ») vous rétorqueront, à mon sens non sans raison, qu’il est trop facile de dire état de droit = absence d’arbitraire, car ce qui est en jeu, c’est justement de savoir ce que c’est que le droit et le juste (tout le problème d’Alain : cf la vieille roublarde qui est mise sur un pied d’égalité, lorsqu’elle fait ses emplettes, avec le petit enfant naïf). Et c’est alors que les partisans d’un peuple toujours encore à éclairer parce que toujours trop obtus vont refuser de voir dans les décisions populaires prises en assemblée délibérative une absence d’arbitraire. Et (je vais peut-être choqué ici), je ne crois pas qu’ils aient totalement tort d’être méfiants. Quelqu’un qui ne prendrait pas en compte, par exemple, certaines circonstances, les leçons de l’histoire, les types de psychologie ou de milieux sociaux sur lesquels l’assemblée doit trancher, serait dans l’arbitraire. Au sens où son arbitre, sans raison, et sans tenir compte de conditions de délibération qui devraient s’imposer à lui, prend une décision. Cette décision est arbitraire, même si elle est prise dans un état de droit (respect, notamment, des droits fondamentaux).

Je n’entre même pas encore dans le débat redoutable de droits fondamentaux dépendant de la sanction du peuple en assemblée. Je pourrais prendre, problème de philosophie politique et morale classique, la question du terroriste ayant posé une bombe dont on ignore la localisation : torture ou pas torture ? Est-ce que le peuple en assemblée ne sera pas saisi par cette « forme de panique furieuse » qu’évoque Alain ? Il pourrait penser que la Constitution, alors même qu’elle est en péril (destruction terroriste de la cohésion sociale), supportera une entorse. Car si la Constitution n’existe plus, respecter la Constitution a-t-il encore un sens ? Beaucoup de personnes pensent à mon avis que le peuple en assemblée prend dans ces cas des décisions moins pondérées que des vieux briscard, sortis de l’ENA, et qui en ont vu de toutes les couleurs dans les arcanes des prises de décisions d’urgence.

Pour résumer : j’ai l’impression que sur le fond nous sommes en accord, notamment pour dire que la critique anti-populiste porte à faux si l’on pense le peuple en assemblée comme hyper-institutionnalisé. Et c’est, peut-être, ce sur quoi il faudrait insister pour convaincre certains « intellectuels » dubitatifs : les institutions conditionnant la délibération pourraient être aristocratiques, au sens où elles tireraient le meilleur du peuple, l’obligerait à l’excellence dans sa prise de décision (bien mieux que des médiations comme Sciences-Po, HEC, l’X ou l’ENA). Comment faire concrètement ? Tenir compte de tous les acquis de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie des foules, de la psychologie cognitive, qui sont des acquis aristocratiques, et affirmer haut et fort que rien n’oblige la démocratie populaire à en rester à une vision naïve et préscientifique du peuple (type mythe du Bon Sauvage). L’aristocratie que tout le monde désire au fond de lui, elle est là, incorporée dans les institutions : notre connaissance de ce qui risque de biaiser les décisions populaires progressant sans cesse, nos institutions nous protégerons de nous-mêmes en effet retour. Beaucoup s’imaginent naïvement que démocratie directe = vision pré-critique d’une humanité spontanément dans la bonne direction, et ne tenant pas compte de tout ce que l’histoire nous a appris, une vision anhistorique de la politique en somme, faisant fi notamment des débats très précis et techniques sur les conditions d’une bonne prise de décision.

C’est la raison pour laquelle, lorsque je lis sous la plume d’Alain l’idée de « contrat antisocial » démocratique, je suis aux anges : Alain est un vrai démocrate, et pourtant cette idée contrebalance radicalement tout populisme et conception hyper-communautaire aliénante. Il me semble alors que les acquis de plus en plus sûrs de la science sociologique et anthropologique donnent enfin un contenu concret à ce qui n’était qu’un vœu pieux chez Alain. Ce contrat anti-social, c’est justement un ensemble de procédure délibérative cassant les mécanismes cognitifs et comportementaux aliénants du peuple en assemblée.

Je crois donc bien que votre approche plus juridique n’est pas contradictoire, et que la distinction foule / peuple (= citoyens institutionnalisés) est plus que la bienvenue. En avançant ainsi, les peurs anti-populistes devraient tomber. Mais beaucoup des partisans de la démocratie directe en reste à une vision donnant raison aux anti-populistes : je veux participer parce que ma voix compte, tout de même, je suis quelqu’un d’important, j’ai mon mot à dire. Alors que la question est uniquement celle du bien commun : que dois-je faire pour le bien commun ? Si c’est au prix du sacrifice de ma voix, car d’autres que moi prendront de meilleurs décisions, alors ce sacrifice s’impose. Qui raisonne encore comme cela ? Chouard, oui, remarquant très finement que si l’on pouvait trouver parmi nous des aristocrates, des vrais, il vaudrait mieux qu’ils choisissent pour nous, plutôt que de nous laisser choisir. Mais comme je croix avec Chouard qu’aucune procédure magique n’a encore été trouvée dans l’histoire de l’humanité pour dégotter les meilleurs, le système le moins mauvais reste incontestablement la démocratie directe. Je ne suis pas sûr que dans la défense de la démocratie directe, il n’y ait pas souvent des revendications un peu trop égotiques (type : j’aurai mon mot à dire, alors que seul l’intérêt général devrait nous préoccuper). Je songe notamment à une conférence de Chouard où un auditeur proposait des contrôles type permis de conduire, mais pour décider politiquement. Cris d’orfraie d’une personne scandalisée, considérant qu’elle se retrouverait comme humiliée et spoliée, parce que cet examen serait discriminant. Là, on est précisément dans le populisme, à mon avis, et un populisme très profondément ancré : la démocratie directe, c’est pour l’intérêt général, par pour satisfaire nos petits ego.

Bien cordialement.

Gheel.

Je songe notamment à une conférence de Chouard où un auditeur proposait des contrôles type permis de conduire, mais pour décider politiquement. Cris d'orfraie d'une personne scandalisée, considérant qu'elle se retrouverait comme humiliée et spoliée, parce que cet examen serait discriminant.
Bonjour. Je suis a-priori globalement d'accord avec vous. Juste un tout petit détail pendant que je rumine si je le suis toujours a-posteriori. L'exemple ci dessus est ambigu et heureusement que vous avez évoqué l'impossibilité d'une procédure permettant de trouver les meilleurs. S'il est vrai que la personne scandalisée a tort, l'auditeur a au moins aussi tort. Il n'existe aucun problème A ayant une solution connue de l'examinateur, et dont la résolution, par un examiné ne connaissant pas a-priori cette solution, permettrait de déduire que cet examiné serait mieux placé, pour résoudre un problème B dont la solution est inconnue, que quelqu'un n'ayant pas résolu le problème A. Et contrairement à la réaction de la personne scandalisée, dont tout le monde (indépendamment de sa culture) est à même de voir l'erreur, celle de l'auditeur est dangereuse parce qu'elle semble rationnelle, et que tout le monde n'a pas la culture pour dire et comprendre comme Edgar Morin que "la rationalité est le contraire de la raison". Je fais plus confiance à un ouvrier agricole qu'à un ingénieur d'EDF pour trouver une solution politique (puisque c'est de politique et non de technique que nous parlons) à la crise énergétique.

Bonjour, Gheel.

(Je suppose que tout votre dernier message me concerne et que le « Bertrand » du début est dû à une simple distraction.)

Une précision concernant l’état de Droit : non, il ne s’agit pas seulement des droits fondamentaux, encore que ça entre pour une bonne part dans la notion. L’état de Droit peut être défini plus généralement comme la situation dans laquelle les décisions des autorités (donc également celles du peuple, autorité suprême en démocratie) sont prises non pas par caprice mais en considération de règles générales. Évidemment, si les règles générales sont mauvaises…

Par conséquent, on n’échappe pas à la question de savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais. J’ai bien peur qu’il soit impossible de montrer que le peuple, même quand on le distingue de la foule, sera toujours bon ou prendra toujours les bonnes décisions : et l’on peut craindre qu’il se trouve des gens malveillants pour orienter le peuple dans la mauvaise direction.

Mais s’en remettre au peuple qui peut se tromper de temps en temps est quand même préférable à s’en remettre aux gens malveillants qui, eux , cherchent à tromper tout le temps.

On en revient donc à Churchill : la démocratie (par excellence la démocratie directe) est le moins mauvais des mauvais régimes, même s’il prête parfois au populisme. JR

Cher Jacques,

Désolé pour le lapsus : je ne comprends même pas ce qu’aurait voulu me dire mon inconscient :frowning:

Entièrement d’accord avec vous sur la définition de l’état de droit : je voulais simplement signifier que la base de l’état de droit quant à l’intention sont les droits fondamentaux, mais heureusement qu’il n’y a pas que cela, bien sûr.

Et vous avez bien entendu raison : c’est parce que la question de la délibération ne s’en pose pas moins (elle ne s’en pose que davantage), que la détermination du juste et de l’injuste n’est que repoussée.

D’accord également sur le fait que ce soit le moins mauvais des régimes. Je crois en revanche que l’on peut éviter le populisme, qui est une vrai peste (cf la personne du public de Chouard qui préfère que le système flatte son ego, et lui accorde de l’importance, plutôt que de se préoccuper du bien de tous). Ma divergence fondamentale avec vous, Jacques, et peut-être avec Chouard, est que l’idée reste encore fortement ancrée que le peuple se trompe de temps et temps seulement. C’est trop imprécis, et c’est donner aux anti-populistes des verges pour se faire battre. Comme le voit très bien Bronner (et Alain de manière non formalisée), il « existe des types de problèmes qui suscitent des réponses erronées de façon quasi mécanique, prévisible et rémanente » ; comme pour Socrate, ce ne sont pas des « accidents » de parcours, des accidents de la démocratie. Il me semble que si l’on continue à dire cela (politique de l’autruche sur les biais populaires), on laissera le champ à des gens qui ont tout intérêt à dire qu’il faut des médiations politiques et représentatives entre le peuple et les décisions politiques.

Entièrement d’accord sur les gens malveillants : je préfère un tantinet toutefois la formulation « non-complotiste » de Chouard ; ces gens n’ont même pas, hélas, à être malveillants, ils suivent comme tout le monde la pente trop facile de l’intérêt personnel tant que les institutions leur laissent le champ libre. Nous ferions tous pareil, en tout cas moi, je me connais suffisamment…

Il ne s’agit donc pas d’élaborer un système où le peuple prendrait toujours les bonnes décisions : vous avez encore raison, c’est utopique et dangereux. Mais le discours anti-experts, on en a soupé un peu, et il décrédibilise trop la démocratie directe. La démocratie directe peut parfaitement être très scientifique dans son organisation et dans ses institutions (toujours la question de l’aristocratisme des institutions délibératives obligeant les citoyens à casser les biais néfastes, et à donner le meilleur d’eux-mêmes).

Sur le fond, nous sommes très proches, mais je crains que cette question des dérives ne soit pas juste une question de formulation. Il ne faut surtout pas tomber dans la naïveté d’une Florence Gauthier discutant avec Chouard : les choses se passeront bien spontanément, par osmose, par va-et-vient de haut en bas : mon œil, oui… ; c’est vraiment avoir une vision simpliste, pré-critique, et totalement non institutionnelle des conditions de la délibération juste… et sur ce que ferait le peuple (dont moi) livré à lui-même : du n’importe quoi… Pour moi ces gens ne sont pas démocrates, mais populistes, la différence est de taille.

Bien cordialement

Gheel

La dette du sens
D’après Marcel Gauchet, la dette du sens consisterait en cette volonté collective - mais non assumée - de n’être jamais responsable de rien et de confier le destin collectif à une extériorité, dont Dieu et l’état sont les incarnations les plus connues. Voir le texte en signature pour plus de détails. Cette notion de peuple devrait bien donc être au coeur de nos interrogations comme le propose Gheel. Cependant, sa proposition de contrôle du peuple tiré au sort aussi bien que des élus mandatés est déjà dans le projet du Plan C défendu par Etienne entre autres. Les tirés au sort seront bien sûr eux aussi soumis à la rédition des comptes, à l’ostracisme et à la révocabilité. Le problème devient alors: existe-t-il suffisamment de citoyens volontaires et désintéressés prêts à fournir les efforts nécessaires à l’exercice du pouvoir, i.e. à la définition d’une nation? À cette question Jacques Roman répond non, les tirés au sort ne doivent avoir qu’un rôle consultatif et Etienne répond oui, la politique gagnera en affaiblissant tous les pouvoirs, ceux exercés par le peuple compris. Aux deux je réponds que la réponse est forcément une extrapolation coupable étant donné que nous n’avons aucune expérience comparable sur laquelle nous appuyer et que nous ne pourrons qu’apprendre en essayant, testant, expérimentant, sans a priori négatif ou positif.
Pour la première fois sans doute, il existe assez de citoyens instruits et éduqués capables de réfléchir ensemble à la construction d’une identité collective. Nous en avons les moyens aussi bien techniques, qu’intellectuels et physiques. Mais en avons-nous seulement envie? La réticence des intellectuels à l’usage du tirage au sort est selon moi liée à cette question - qui rejoint l’analyse de Gheel - et ils ne peuvent librement l’exprimer parce que ça les obligerait à donner une image peu reluisante de ce vulgum pecus qui les a quand même élevés au rang d’intellectuels et qu’ils prétendent défendre. Cette réticence a priori est absolument intenable quand dans le même temps on agite la DUDH en référence car il faudrait alors avouer qu’ils savent mieux que le peuple lui-même où se situe son intérêt. Depuis des années maintenant j’essaie de faire avouer en vain ce paradoxe à Jacques.
Aujourd’hui, le principal problème qui m’apparaît, fort de mon ignorance, c’est la dérive vicieuse des Droits de l’Homme devenus à ce point unique référence que les droits individuels ont fini par entrer en concurrence avec les droits collectifs jusqu’à - trop souvent - les supplanter, au grand dam d’une identité collective moribonde. Cette dérive générale s’est faite au profit de trois populations au moins: 1- les juristes, ravis que les règles de la société soient écrites dans un langage incompréhensible aux simples citoyens forcés de leur donner de l’importance, 2- les consommateurs narcissiques qui voient la démocratie comme une grande partouse où eux préfèrent les joies de l’onanisme et dont l’activité favorite est la contemplation ombilicale et paresseuse et enfin 3- les salopards ravis de se servir des premiers pour abuser les deuxièmes. Je pense qu’il sera très facile de se débarrasser des premiers et que la proportion des deuxièmes dans la société décidera de l’avenir d’une démocratie active volontaire pour détricoter la complexité chère à Edgar Morin plutôt que de continuer à poursuivre la voie du moindre effort et de la polarisation simpliste et déculpabilisante dont souffre notre quotidien. Et les troisièmes attendront de pouvoir revenir en grâce quand la paresse s’érigera de nouveau en art de vivre dont ils pourront personnellement profiter.
Dans les écrits d’Alain, il y a toujours cette notion dynamique, instable par essence, d’une société qui est logiquement condamnée à se décider différemment au fil du temps mais qui - malheureusement - persiste à espérer qu’il existe une théorie du Grand Tout, unique et facile à appliquer, ce que Morin appelle le refus de la complexité. Comme disait Sartre, nous sommes condamnés à la liberté et force est de constater que ça nous terrifie collectivement jusque là.

Cher lanredec,

Las, je crains bien que nous ne divergions totalement sur le fond de l’affaire, qui est plus grave qu’on ne pourrait le croire à première vue.

Vous dîtes : « L’exemple ci-dessus est ambigu et heureusement que vous avez évoqué l’impossibilité d’une procédure permettant de trouver les meilleurs ». Ne l’aurais-je pas évoqué qu’il n’y aurait eu aucun crime de ma part, je me revendique comme entièrement libre de mes jugements, selon ce qui me semble droit, juste, et pour le bien commun. Le bien commun m’obligerait à proclamer que le peuple est stupide et borné, je le ferais sans sourciller une seconde, si cela m’apparaissait vrai. Je défends l’idée de la démocratie vue avec profondeur par Chouard parce qu’elle me semble être exactement ce dont nous avons besoin pour assurer le bien commun, pas parce que les ego de certains y trouveraient leur compte dans une sorte de morale revancharde du « enfin on m’écoute ». S’il n’y a aucun intérêt à écouter quelqu’un, ne l’écoutons pas. S’il y a un intérêt, écoutons-le. Chouard dit fort justement que cela n’a pas toujours de l’intérêt (il y a d’affreux bavards qu’il n’y a parfois aucun intérêt à écouter, même politiquement, je n’ai aucun complexe à le dire haut et fort), mais que c’est le meilleur système qu’on puisse trouver pour l’intérêt général, ce qui ne signifie pas la même chose. Et je suis conquis par sa démonstration. Donc je serai obligé d’écouter celui qui n’a aucun intérêt, parce qu’en fin de compte tout le monde y gagne. Les Athéniens devaient aussi en connaître des raseurs prenant la parole devant l’assemblée et n’ayant rien à dire d’intéressant, mais c’est un moindre mal que serait celui de rater la délibération collective. Cela ne remet aucunement en question la légitimité de la procédure. Glisser de « c’est un moindre mal » à : « tout le monde, même vous monsieur, mais si mais si, même vous, a toujours quelque chose de passionnant à dire pour l’intérêt général », c’est glisser de la démocratie populaire au populisme. Ce n’est pas du tout un glissement anodin.

Vous pensez que « l’auditeur a au moins aussi tort ». Je ne vois pas le moins du monde en quoi un auditeur qui cherche à réfléchir à des procédures en vue de l’établissement du bien commun aurait tort. En revanche je vois immédiatement pourquoi quelqu’un qui affirme qu’il refuse un système et une institution sous prétexte qu’elle lui semble lui refuser voix au chapitre regarde d’abord son intérêt particulier, et non le bien général : il n’y a pas de raisons a priori que sa voix soit intéressante pour le chapitre. Les Athéniens éliminaient bien comme n’ayant pas une voix intéressante pour le chapitre ceux qui ne prenaient pas soin de leurs parents. Rien de choquant à cela, malgré les cris d’orfraie de certains (« discrimination ! », « élitisme ! », et j’en passe). Et raisonner selon une logique du ressentiment, dont on connaît trop les conséquences désastreuses et contre-productives, c’est se regarder le nombril. Si on commence à trouver choquant le simple fait de réfléchir à des procèdures permettant de filtrer les interventions politiques, alors on quitte le terrain de la réflexion sereine en vue du bien commun, et on entre de plein pied dans une logique populiste intransigeante… et on tombe exactement dans ce contre quoi René Girard nous met en garde.

Vous pensez que l’idée « de l’auditeur est dangereuse parce qu’elle semble rationnelle ». J’essaie autant que possible d’éviter un vocabulaire qui est truqué, miné. Je compte parmi ces mots : complot, dangereux, nauséabond, crispation. Je ne me préoccupe pas de savoir si ce que dit l’auditeur est dangereux, je me préoccupe, en tant que professeur de philosophie, de savoir si c’est vrai ou non. Le reste ne m’intéresse pas. Un Chouard sera disqualifié par certains en deux mots : dangereux et populiste. Je n’apprécie pas du tout ces procédés réhtoriques qui évitent tout débat sur la vérité des propositions, et qui glissent en permanence du débat des idées au débat éthique. On en arrive à des dialogues absurdes du type : « peut-être ce qu’il dit est-il vrai, mais ça ne m’intéresse pas, c’est nauséabond comme discours ».

Vous allez jusqu’à dire : « je fais plus confiance à un ouvrier agricole qu’à un ingénieur d’EDF pour trouver une solution politique (puisque c’est de politique et non de technique que nous parlons) à la crise énergétique ». Je ne peux pas être plus en désaccord. Je pense profondément que ce type de propositions appartient exactement à ce que les détracteurs de la démocratie directe appelle « populisme ». L’idée qu’il y aurait comme un bon sens, une vérité profonde dont serait davantage détentrice les classes « populaires », qu’il vaut mieux faire confiance, pour se préoccuper de l’état, à un agriculteur qu’à un normalien ou à un boulanger qu’à un prix Nobel, est exactement le fond de commerce de tous les populismes. C’est une catastrophe au niveau des principes, car c’est disqualifier une forme de compétence qui est bien réelle chez le prix Nobel ou le normalien, compétences capitales et dont nous avons bien besoin même pour le politique. Et c’est catastrophique sur le plan communicationnel, car cela en fera fuir beaucoup loin de la solution proposée par Chouard.

Le prix Nobel apportera-t-il plus ou moins que l’ouvrier agricole sur des débats politiques ? Nous n’en savons rien. Arrêtons de flatter certaines classes socio-culturelles en prétendant le contraire, c’est insensé. La question n’a pas de sens ainsi formulée : sur certains débats peut-être, sur d’autres non. Nous vivons une époque où il ne faut surtout pas dresser les classes contre les classes, les milieux socio-culturels contre les milieux socio-culturels. L’idée de Chouard est bien trop généreuse pour tomber là-dedans : comme disait Péguy, tout ce qui élève unit, et je crois intimement que nous avons trouvé une idée de ce type-là avec la démocratie directe. La dernière chose que nous souhaitons, c’est la revanche d’une classe sur une autre, des prétendus petits contre les favorisés. Il me semble, fort heureusement, que Chouard dans ses meilleurs moments évite très bien l’écueil : il affirme tranquillement qu’il y aura toujours des gens plus cultivés, plus intelligents, plus riches, plus attractifs que les autres. L’égalité politique n’a pas de rapport avec cela. Ne mettons surtout pas le doigt dans l’engrenage du populisme flatteur des foules, brossant dans le sens du poil, en disant : « vous savez, vous le petit, l’oublié, et bien vous avez en fait plus de bon sens, de jugeote que le gros malin de prix Nobel qui se pousse du col ». Parce que c’est tout simplement faux, et que ce n’est pas la question.

Je vous donne un exemple, parmi d’autres, qui est éminemment révélateur de ce type de dérives. Je trouve que Frank Lepage est un bonhomme fort sympathique et intéressant. J’ai toutefois été fort déçu, et je pèse mes mots, par un passage d’une conférence gesticulée, ou il traite de l’éducation scolaire. Il y dit explicitement que les notes individuelles créent des petits singes savants dont nous n’avons pas besoin, qu’il faudrait imposer des notes collectives pour obliger le petit Aignan à lunettes premier de classe à ne pas aller trop vite si le reste de la classe ne suit pas. Il vaut mieux, dit-il tranquillement, mettre la tête sous l’eau au petit génie pour qu’il apprenne aux autres à nager, plutôt que de le laisser donner libre cours à ses talents. Mais qu’est-ce que c’est que ce discours totalitaire (et pas si loin des mécanismes de bouc émissaire mis à jour par Girard) ? Et qu’est-ce que c’est que ce populisme hyper-simpliste et réducteur, qui voudrait nous faire croire que nous n’avons pas besoin de nos grands savants, de nos grands poètes, de nos grands écrivains, de nos grands philosophes (sur les notes collectives et leur impotences, il faut lire Maya Beauvallet, à laquelle j’ai été renvoyé via la lecture de Michéa, qui est autrement plus prudent et sage sur ces questions-là). Pardonnez-moi de ne pas vouloir d’un monde ou l’on oblige le petit génie de la classe à ne pas aller trop vite, de peur que le groupe (la foule) ne suive pas : associer ce genre de représentation du monde aux idées de Chouard, c’est faire fuir talons aux fesses tous ceux qui veulent une démocratie de l’excellence et des talents, et qui ont le discernement nécessaire pour voir que l’égalité politique est autre chose. La démocratie athénienne n’aurait jamais connu Socrate, Platon et Aristote avec les coercitions voulues par Lepage.

Je crains qu’il n’y ait un paquet de personnes qui tournent autour des idées de Chouard et qui ne sont pas du tout au clair sur ces sujets : aristocratie, élitisme, excellence, expertise ne sont pas des gros mots. Le jour où ces ambigüités auront été levées sans l’ombre d’un soupçon d’anti-élitisme populiste, les idées de Chouard, qui sont des idées d’unité et de réconciliation (pétard, on en a besoin à notre époque, loin de toute logique de partis et de classes) se diffuseront encore mieux, surtout dans les milieux de l’ « intelligentsia ».

Bien cordialement (j’ai le verbe un peu dru, vous m’excuserez, je l’espère)

Gheel

@Gheel (7) :

Je vais tâcher de résumer ce que je crois être notre accord sur l’essentiel :

– Il ne faut pas confondre le peuple avec la foule : le peuple c’est la collectivité des citoyens se prononçant à la majorité.

– Il n’y a pas de système démocratique donnant des résultats parfaits (le peuple peut se tromper), mais le système démocratique est le meilleur des systèmes possibles.

– Pour éviter autant que possible les dérapages, les citoyens doivent viser à s’instruire et pour cela savoir utiliser les experts et, j’ajoute, pratiquer la démocratie active.

– Tout le monde a la même valeur sociale, mais tout le monde n’a pas la même utilité sociale. Tout le monde, d’un autre côté, doit viser à la plus grande utilité sociale et savoir discerner entre les diverses utilités sociales.

– Le populisme consiste à faire abstraction de l’utilité sociale pour s’acquérir les faveurs de la majorité à des fins personnelles ou partisanes.

Est-ce bien ça ?

@Déhel (8) :

Nos points de désaccord (sur l’essentiel aussi, malheureusement) :

– Dieu est une extériorité, mais l’État, en France du moins, est en gros celui que nous Français avons créé et modifié à diverses reprises. Mettre les deux sur le même plan conduit à des erreurs graves d’analyse et d’action (ou d’inaction) : corriger l’État, le reprendre en main, oui ; mais le combattre, en France, c’est se combattre soi-même. Quant à l’extériorité dieu, elle se prête mal, hélas ! à des actions correctives.

[La proposition de contrôle de Gheel] du peuple tiré au sort aussi bien que des élus mandatés est déjà dans le projet du Plan C défendu par Etienne entre autres"’, dites-vous.

Non ! Ce qui est dans le projet défendu par Étienne (malgré des éclairages occasionnels un peu différents, mais aussi rares que bienvenus) est le remplacement de l’élection par le tirage au sort pour la désignation des décideurs : c’est la question posée dans le titre même du fil de discussion correspondant.

Le contrôle par des tirés au sort me semble être, en effet, dans le projet de Gheel : il figure également dans mon avant-projet de constitution sous la forme d’une structure citoyenne de contrôle systématique (tous les citoyens français seraient membres de l’organe citoyen de contrôle). Mais soyons clairs : ce n’est pas ce que propose Étienne pour le moment, et je ne suis pas conquis par sa démonstration.

– Mon opposition au tirage au sort décisionnel ne repose pas sur une « extrapolation » mais sur un double raisonnement : 1) la volonté générale est forcément mieux représentée par des élus choisis qui ont eu tout le temps de discuter publiquement leur programme que par de parfaits inconnus auxquels le peuple serait appelé à donner un chèque en blanc en comptant sur le hasard pour bien faire (car ces tirés au sort ne représenteraient personne d’autre qu’eux-mêmes) ; 2) toutes les précautions qu’Étienne propose pour remédier aux déficiences du tirage au sort sont également bonnes pour corriger les défauts de l’élection (redditionalité, révocabilité, etc.), et le peuple a le pouvoir de créer les partis qui une fois élus voteront ces dispositions : l’argument que des élus ne voudront jamais voter des dispositions qui seraient contraires à leur intérêts personnels est démenti par l’histoire : s’il était valable, nous en serions encore à la tyrannie ou à la monarchie absolue.

– Tout citoyen (moi compris) peut avoir sur telle ou telle question un avis qu’il estime meilleur que celui suivi un moment par la majorité. Par exemple, mon avis est que le changement (référendaire) du septennat au quinquennat a été une erreur. Je me crois néanmoins démocrate en ce que j’accepte à la fois cette décision (= le peuple a le droit de se tromper) en même temps que la possibilité de revenir dessus par la même voie – comme le peuple irlandais, après avoir voté non au traité de Lisbonne originel a voté oui au traité de Lisbonne modifié (les non-démocrates, selon moi, sont ceux qui prétendent que la seconde fois le peuple irlandais ne savait pas ce qu’il faisait ou qu’il avait agi sous la contrainte).

– La reconnaissance de droits fondamentaux individuels universels est le plus grand progrès social jamais enregistré par l’humanité. Ces droits de l’être humain ne sont pas en opposition avec la collectivité pour la bonne raison que la collectivité est l’addition des individus qui la composent et rien d’autre.

Vitupérer contre les droits fondamentaux (heureusement, ce n’est je crois que le fait d’une toute petite minorité) et proposer implicitement de les modifier sans dire exactement en quoi (alors qu’il faudrait les examiner un par un) peut être interprété comme une tentative d’instituer, au-dessus des citoyens et de l’État de droit plus ou moins imparfait dont ils se sont progressivement dotés, un « égrégore » (comme dirait Ana Sailland) qui prendrait vite l’allure d’un véritable Léviathan. On a déjà vu ça, n’est-ce pas ? Et là encore il ne s’agit pas d’une extrapolation.

Sauf si on définit la collectivité comme l’addition des droits individuels, la notion de droits collectifs est une notion de second degré qui peut se révéler extrêmement dangereuse : les notions d’intérêt général et d’ordre public me paraissent infiniment plus utiles et justes.

– Les « théories du Grand Tout » sont dangereuses, je sais : mais dans le domaine social comme dans les autres domaines, les hypothèses de travail sont utiles et légitimes. La mienne est celle d’une société institutionnalisée qui assure de plus en plus de bien-être au maximum d’individus dans le respect des droits fondamentaux de chacun, du principe démocratique et de l’état de Droit.

Ce n’est pas parce que la complexité existe et que nous sommes condamnés à la liberté que nous ne devrions pas tâcher de décomplexifier et de faire usage de notre facultés pour trouver des solutions acceptables au plus grand nombre dans le respect des droits de tous. Une perspective qui n’a rien de terrifiant. JR

[u]Je ne vois pas le moins du monde[/u] en quoi un auditeur qui cherche à réfléchir à des procédures en vue de l’établissement du bien commun aurait tort. En revanche [u]je vois immédiatement[/u] pourquoi quelqu’un qui affirme qu’il refuse un système et une institution sous prétexte qu’elle lui semble lui refuser voix au chapitre regarde d’abord son intérêt particulier
Si vous me relisez, vous verrez que c'est [i]exactement[/i] ce que je pointe. Avec la nuance que dans mon message vous êtes l'objet, et dans le vôtre, le sujet. Votre erreur est de vous considérer comme un observateur extérieur au système que vous observez. Tout le monde réagit comme vous (moi le premier) et donc la foule fait confiance au premier [i]même s'il a tort[/i] et démasque immédiatement le second dont l'erreur n'a donc aucune importance.
Bien cordialement (j’ai le verbe un peu dru, vous m’excuserez, je l’espère)
Vous êtes tout excusé. Nous ne nous plaçons simplement pas sur le même plan. Effectivement dans l'absolu l'ouvrier agricole n'a pas plus de chance d'avoir raison que l'ingénieur d'EDF. Mais dans une assemblée réelle ce dernier a plus de chances de faire passer des conneries pour la vérité, parce que l'assemblée fera, avec raison, plus confiance à ses compétences techniques, mais que, n'ayant pas elle même ces compétences techniques, elle aurait, même si elle le voulait, du mal à séparer ce qui est technique de ce qui est politique (voyez, en ces temps de crises, nos bons économistes nous expliquer ce qu'il faut faire sans que jamais personne, parmi eux ni parmi nos politiciens, ne se pose la question de savoir quel est le but que ces mesures doivent permettre ; la seule question politique "comment le bien-être de la population doit il se traduire en termes de buts économiques ?", elle, n'est jamais posée). Donc la probabilité, que la solution d'un ouvrier agricole retenue par une assemblée soit plus proche de la vérité, est plus élevée, simplement parce que l'assemblée lui aura fait moins confiance et se sera posé plus de questions. Accessoirement, mais accessoirement seulement, son incompétence technique lui évitera de faire l'impasse sur les choix politiques. N'étant pas à même de savoir comment augmenter la production d'énergie, il se demandera peut être plus à quoi on veut utiliser cette énergie. L'ingénieur (et s'il est une race que je connais, c'est bien celle là), au contraire, cherchera à post-rationnaliser les conséquences de ce qu'il sait le mieux faire.

D’où ma plus grande confiance, non pas dans la capacité d’un incompétent à faire un bon tyran, mais dans la capacité de la démocratie à faire émerger la vérité si le peuple n’est pas distrait de la politique par des considérations de compétence technique a-priori.

J’espère qu’à la lumière de cette explication vous comprenez mieux ce que j’entends par « dangereux » : risquant de distraire des questions politiques au profit de questions techniques présupposant des choix politiques implicites, c’est à dire laissant le gros animal manipulé par ceux qui savent utiliser ses instincts.

Je n’insiste pas sur le fait que pour moi (et, vous n’êtes pas sans le savoir, je ne fais que suivre beaucoup de philosophes) le mot vérité est tout aussi truqué et miné que les autres que vous citez. Si vous fouillez dans mes interventions, vous devriez constater que le présent message est probablement le premier où je l’utilise.

Pour finir sur ce point, et pour imiter d’autres messages ci-dessus, je dirai qu’ayant été au cours de ma vie professionnelle « expert » sur différents sujets techniques, je suis assez bien placé pour m’extasier de l’incroyable passion d’homo sapiens pour les solutions techniques à des problèmes politiquement inexistants et de son incroyable paresse à s’intéresser aux problèmes politiques qui n’ont pas une solution technique clé en mains.

Ce n'est pas parce que la complexité existe et que nous sommes condamnés à la liberté que nous ne devrions pas tâcher de décomplexifier et de faire usage de notre facultés pour trouver des solutions acceptables au plus grand nombre dans le respect des droits de tous. Une perspective qui n'a rien de terrifiant.
[b] [/b]Vous répondez toujours à des arguments que vous ne cherchez pas à comprendre Jacques. Je ne me prononce jamais sur votre projet constitutionnel parce que je ne l'ai pas lu et que je vous dois ce respect là. Vous critiquez mon analyse en reproduisant régulièrement les mêmes contre-sens alors qu'il vous suffirait de me lire en signature (texte de mars 2012) comme je vous l'ai proposé plusieurs fois déjà. Ou mieux sans doute, lisez du Morin.

Tâcher de décomplexifier les choses est ce que nous faisons depuis Descartes qui a eu la bonne idée de distinguer le sujet pensant de la chose étendue dans une méthode de disjonction dont les succès sont incontestables. Incontestables. La dérive incriminée est dans la conviction que, forts des succès rencontrés, tout peut être passé à la moulinette de la disjonction. La dérive financière est le meilleur exemple d’organisation humaine pervertie sous le seul joug des mathématiques. La dérive légale en est une autre qui nourrit le fol espoir de tout organiser en ce qui concerne la société sans réaliser qu’elle promeut avant tout l’individu qu’elle a fini par opposer à l’intérêt général. Le problème est dans l’exclusivité comprenez-vous et je n’ai jamais eu les intentions que vous me prêtez de lutte contre l’état ou de volonté d’abandonner la DUDH. Je critique le refus du complexe qui consiste à systématiquement espérer un langage universel plutôt que d’organiser des savoirs transversaux et leur apprentissage. Je critique l’incarnation des propos qui consistent à défendre une idée parce que le contraire vous serait défavorable. Vous n’avez cessé ici Jacques de promouvoir votre travail constitutionnel et de le défendre avec une sincère conviction. Qu’il n’y ait pas de moyen d’infléchir votre réflexion est votre droit que chacun vous reconnaît mais de persister à tout envisager seulement à la lumière de votre travail est au mieux un exemple de plus de refus du complexe. Or l’intervention de Gheel nous donne l’opportunité d’une discussion intéressante orientée vers la complexité, profitons-en!

@Déhel :

Je note avec plaisir que votre intention n’est pas d’abandonner la DUDH.

Pourriez-vous donner la référence à votre document de mars 2012, que je ne retrouve pas ? Merci !

Une question : si vous ne lisez pas « mon travail », ce qui est parfaitement votre droit, comment pouvez-vous affirmer « qu’il n’y a pas moyen d’infléchir ma réflexion » ?

Passons au problème soulevé par Gheel : vous le trouvez intéressant, et moi aussi. Il peut se résumer comme suit (il dira si je me trompe) :

Bien des démocrates (Étienne Chouard par exemple) se se méfient à juste titre des élites pour leur capacité d’imposer leurs points de vue et leurs intérêts à moins compétents ou moins bien placés, mais ces démocrates n’osent pas s’avouer que le peuple lui-même est intrinsèquement biaisé et que ses biais sont tellement enracinés que ce qu’on appelle « l’éducation populaire » sera toujours impuissante à les extirper.

Autrement dit, le peuple est populiste, et ces démocrates coincés entre leur volonté de démocratie et leur condamnation du populisme, se sentent obligés de cacher cette vérité. Gheel pense qu’il faut concilier démocratie et expertise et pour cela (c’est Gheel qui parle) « tenir compte de tous les acquis de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie des foules, de la psychologie cognitive, qui sont des acquis aristocratiques, et affirmer haut et fort que rien n’oblige la démocratie populaire à en rester à une vision naïve et préscientifique du peuple (type mythe du Bon Sauvage). L’aristocratie que tout le monde désire au fond de lui, elle est là, incorporée dans les institutions ».

Je crois pouvoir dire que cette complexité ne m’est pas inconnue : elle estmême à la base (pardon d’y revenir) de mon avant-projet de constitution.

D’autre part, c’est bien là le sujet de notre site, tel qu’Étienne l’a défini : rédiger « citoyennement » une constitution nationale et une constitution européenne.

Mon avis est que pour ce faire, il n’y y a rien de tel que d’écrire un texte en le modifiant au fur et à mesure que des idées nouvelles se présentent (les miennes et celles des autres) : c’est ce que je fais depuis plus de deux ans, très assidûment comme vous savez, et cela étant il me semble injustifié de dire qu’il n’y a pas moyen de modifier ma réflexion. Cette réflexion est partie d’un dosage de démocratie directe et de démocratie représentative pour aboutir plus récemment à l’idée d’un organe de contrôle citoyen instrument majeur de ce que j’appelle maintenant (avec Chávez) la « démocratie active » – démocratie permanente qui devrait bénéficier à la vraie démocratie non populiste beaucoup plus que l’éducation populaire de haut en bas apparemment envisagée par certains.

Cela dit, je suis tout à fait disposé à parler des complexités… et d’autres propositions concrètes, pourquoi pas ? JR

Et pour les biais comportementaux, Girard nous explique magistralement que la foule a toujours été et sera toujours mimétique et persécutrice (Platon a beau en vouloir peut-être pour des raisons personnelles à la démocratie, comme Chouard le soupçonne, il a raison en exposant son allégorie de la caverne : une foule est versatile, dangereuse car mimétique et persécutrice, et écharperait en un rien celui qui descendrait des régions lumineuses pour détacher ses anciens compagnons prisonniers, si celui-ci commence à les mettre mal à l'aise et à les déranger).
Beaucoup de vérités dans cette simple phrase :)

Le versant positif: voilà au moins un biais que le tirage au sort éliminerait. Le tiré au sort, (à la différence de l’élu actuel, qui, marionnette d’une hiérarchie qu’il ne connaît même pas, obéit à la foule manoeuvrée par les mêmes), se retrouverait dans la totale liberté de juger de façon autonome pour exercer son pouvoir.

Le versant négatif: le simple fait de simplement imaginer d’exercer cette liberté est probablement susceptible de mettre mal à l’aise et de déranger les citoyens gérés en troupeau par le système actuel et constitue probablement l’obstacle le plus important à la diffusion des idées d’Etienne.

"t[i]enir compte de tous les acquis de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie des foules, de la psychologie cognitive, ". [...]

Je crois pouvoir dire que cette complexité ne m’est pas inconnue : elle est même à la base (pardon d’y revenir) de mon avant-projet de constitution.


Il serait alors encore plus utile et instructif pour tous les participants (et lecteurs) de ce forum que vous explicitiez, pour chacun de vos choix, de quel(s) acquis de ces sciences (ou d’autres, comme la théorie des systèmes) précisément vous vous êtes servi pour vous déterminer. Les fondements de votre projet me semblent encore plus importants que le détail conjoncturel de sa forme à un instant donné.

Si par exemple on compare deux sortes d’initiative populaire, le referendum abrogatif et l’initiative populaire pour proposer une loi. Je considère que le référendum abrogatif ne pourra jamais devenir instrument d’oppression puisque comme d’autres droits démocratiques il ne se propose pas de définir le droit positif mais de résister à celui-ci. Je ne pense pas qu’une constitution démocratique do.ive être axée sur la fabrication du droit positif mais sur la définition de procédures qui permettent au peuple d’avoir toujours le dernier mot face aux ambitions des pouvoirs publics.

@Frigouret: tout à fait d’accord, la constitution est un moyen pour le peuple de se défendre face aux pouvoirs publics, ce qu’Etienne appelle affaiblir les pouvoirs. En conséquence, la simple consultation du peuple demeure dans cet objectif insuffisante car il faudrait donner au peuple les moyens techniques de toujours obtenir le dernier mot donc lui confier un réel pouvoir décisif. Maintenant, si l’objectif d’une constitution n’est pas de définir le droit positif comme vous l’appelez, rien n’empêche que le peuple puisse quand même en contrôler la création, par exemple en remplaçant l’actuel sénat par une chambre tirée au sort ou mixte entre élus et tirés au sort.

@Jacques Roman: le biais que je vois dans votre volonté de ne confier qu’un pouvoir consultatif au peuple réside dans le risque d’une absence de motivation des tirés au sort. Sachant que leur travail n’aura aucune valeur légale, il sera vite impossible de trouver des citoyens prêts aux sacrifices nécessaires à la compréhension des affaires courantes et, en l’état, je les imagine alors parfaitement incapables de rivaliser avec les experts au point d’invalider très rapidement et par l’exemple l’usage du tirage au sort en politique. (Le texte est dans la signature de tous mes messages, Le risque de la liberté: texte collégial d’insurection morale téléchargeable ici. Il suffit de cliquer sur ici.)

@Bernarrdo et Gheel: je ne partage ni l’avis de Platon, ni celui de Girard a priori et je me garderais bien d’employer tout adverbe définitif dans la définition de la foule. Peut-être est-ce que je me berce d’illusions mais il me semble que la foule de 2013 comporte en son sein plus d’instruction et d’éducation que jamais auparavant et qu’il paraît donc envisageable de bâtir aujourd’hui un collectif de citoyens - même minoritaires en nombre - volontaires et capables de défendre l’intérêt collectif face aux intérêts privés. On peut même envisager que l’instinct grégaire pousse le reste de la foule à les suivre dans leur logique profitable au plus grand nombre. En l’état, nous manquons seulement d’exemples appliqués et notre rôle devient donc aujourd’hui de fédérer les bonnes volontés et d’en estimer les conséquences le plus honnêtement possible. Sans le moindre espoir bien sûr que le résultat obtenu ressemble à nos désirs. Nos interrogations devraient donc plutôt être selon moi:
- sommes-nous assez nombreux pour prendre le risque de la liberté au détriment du bonheur matériel aliénant d’aujourd’hui ?
- cet exercice de la liberté peut-il se répandre dans la foule?
- plutôt que de toujours être définie par l’extérieur (Dieu, le roi, l’état), la foule est-elle prête à elle-même donner sens à la notion de peuple?

Bonjour à tous !

A Jacques : je crois que nous nous sommes assez bien compris, en effet, et que vous notez et résumez très bien la même lacune (unilatéralisme) dans l’analyse de Chouard. Je n’ai en revanche pas encore les éléments pour réfléchir à la solution que vous avancez : autrement dit, je ne sais pas encore bien si le fait populiste sur lequel j’insiste implique une méfiance vis-à-vis du tirage au sort lui-même (tirage au sort décisionnel, si je vous comprends bien, il ne s’agit que d’une remise en cause ponctuelle). Il est en tout cas exact que le tiré au sort est démuni et comme pris de court par rapport à quelqu’un armé d’un projet politique construit, à proposer ou défendre.

A lanredec : sans exhaustivité aucune, certains biais (et je ne prétends apporter aucune solution toute faite, puisque le problème de la démocratie directe ne se posant pas actuellement, il n’y a pas encore de colloques sérieux permettant de faire le pont entre acquis des sciences humaines et politique, ce qui est bien dommage) :

Girard :

Désir mimétique
Phénomène de bouc émissaire

Bronner :

Biais de confirmation (contre la recherche de l’infirmation)
Avarice cognitive (intuitif mais faux) : il y a plusieurs expériences princeps troublantes
Effet de filtrage communautaire
Influence accrue sur les non informés (problème des tirés au sort, probablement)
Paradoxe de la transparence informationnelle (quand on cherche, on finit par trouver)
Effet Olson (coût du travail de groupe que personne ne veut assumer spontanément)
Millefeuilles argumentatifs (justifiant une paranoïa du complot)
Effet d’ancrage (première information délivrée)
Coût (psychologique) d’opposition en délibération
Déformation de l’information par mutualisation (paradoxe de la massification de l’information)
Attirance pour le monocausal
Mauvaise représentation intrinsèque du hasard et des probabilités par effet de lissage ; d’où développement de paranoïas également
Effet Othello (problème de la scénarisation des explications qui joue sur la crédulité des interlocuteurs)
Idéologie communautaire de la précaution
Auto-renforcement des biais dû à la multiplication des acteurs de la délibération
Mauvaise représentation de la probabilité par sous-estimation des fortes probabilités et surestimation des très faibles
Déformation dans l’estimation des coûts : une perte est psychologiquement surévaluée par rapport à un gain
Tendance à un traitement séparé de données en interaction : conciliation de résultats contradictoires

Voilà un aperçu que l’on peut obtenir à la lecture d’un sociologue des croyances et des mécanismes cognitifs comme Gérald Bronner. Mais en prenant en compte les travaux de Kahneman, on pourrait compléter le tableau utilement. Comment casser concrètement ces biais ? Il y aurait un travail passionnant à entreprendre, mais qui consisterait tout simplement à mettre en application la maxime populaire : « un homme prévenu en vaut deux ». Sera-t-il nécessaire d’avoir une chambre spécialisée dans la détection de ces biais pour soumettre à nouveau à examen et à délibération certaines décisions lorsqu’elles sembleront relever de tels mécanismes (cette chambre pourrait prendre un par un tous les biais, dont la liste serait de plus en plus précise et efficace) ? Difficile à dire, mais le débat vaut largement la peine d’être ouvert. L’idée sous-jacente est simple : on peut fort bien avoir une démocratie populaire très exigeante et aristocratique dans les prises de décisions, contre l’idée d’une démocratie populiste.

A Déhel :

Le problème que vous soulevez est redoutable. Il mériterait sans doute un fil à lui tout seul. Je me contenterai donc d’une remarque. Je me sens assez aristotélicien en politique (multi-causalité, contingences des affaires humaines, éthique des frontières floues). Je m’en voudrais d’accréditer l’idée selon laquelle une politique « scientifique » serait possible, fatalement négatrice de la complexité des choses humaines (sublunaires dirait Aristote), qui ne sont pas régies par les lois de Kepler ou celles de la gravitation universelle. Mais n’y aurait-il pas lieu ici de faire une distinction astucieuse entre science négative et science positive ? La science que l’on incorporerait dans des institutions délibératives « aristocratiques » ne serait qu’une science négative du garde-fou. Il ne s’agirait aucunement de développer une sorte de psycho-histoire type Isaac Asimov, permettant à tous les coups de prendre une décision parfaitement « rationnelle » (science politique positive) ; de ce point de vue, lanredec a raison d’insister sur le fait que raison n’est pas synonyme de rationalité scientifique.

Je l’impression que nous ne sommes tous pas si loin.

Cordialement.

Gheel

Il y aurait un travail passionnant à entreprendre, mais qui consisterait tout simplement à mettre en application la maxime populaire : "un homme prévenu en vaut deux". Sera-t-il nécessaire d'avoir une chambre spécialisée dans la détection de ces biais pour soumettre à nouveau à examen et à délibération certaines décisions lorsqu'elles sembleront relevées de tels mécanismes (cette chambre pourrait prendre un par un tous les biais, dont la liste serait de plus en plus précise et efficace) ? Difficile à dire, mais le débat vaut largement la peine d'être ouvert. L'idée sous-jacente est simple : on peut fort bien avoir une démocratie populaire très exigeante et aristocratique dans les prises de décisions, contre l'idée d'une démocratie populiste.
[b] [/b]J'ignore à peu près tout des auteurs que vous citez et je vous remercie de me les faire découvrir mais oui, mille fois oui à cette proposition et au but poursuivi. Quant à la notion de science ou de droit positif/négatif, elle nous sera sans doute utile chemin faisant si la foule instituée en peuple devait se montrer incapable de concurrencer les experts sur l'écriture des lois. Le doute m'habite encore, ce qui n'est heureusement pas douloureux.
A lanredec : sans exhaustivité aucune, certains biais
Plutôt qu'une réponse à lanredec n'est ce pas plutôt une liste de suggestion à Jacques pour qu'il réponde à lanredec ? Il resterait à voir quels articles de sa refonte de la constitution de 58 sont concernés par ces points.

Par contre ça m’intéresse de savoir si la réponse que je vous ai faite (#11) confirme ou infirme la « grave divergence totale » entre nous :slight_smile: