Bonjour à tous !
J’avais quelques interrogations sur la façon dont passait le message de Chouard au niveau de la critique classique du « populisme ». J’avais envoyé un message à Étienne Chouard, mais il est sans doute intéressant aussi de partager mes doutes avec le cerveau collectif.
Je suis actuellement professeur de philosophie en lycée, dans ma deuxième année de métier, et je cherchais justement de ces idées à la fois anciennes et neuves, capables de déloger le ver du fruit démocratique, et ai bien naturellement connu un véritable coup de foudre en tombant sur les analyses de Chouard et ses propositions.
C’est la deuxième année que je présente en débat (ECJS notamment) son projet à mes classes, qui l’accueillent toujours avec enthousiasme et émerveillement (je « contamine » ainsi gentiment des centaines de jeunes :D). Tous les constats qu’il pose sont acceptés unanimement (corruption d’argent, logique partisane, intérêts particuliers, abus de pouvoir, absence de contrôle démocratique). Mais, comme il le constate avec amertume depuis apparemment de longues années, l’énoncé du remède laisse toujours autant dubitatif. Et c’est ici que je voulais partager de ce qui est peut-être un différent non anodin dans la façon d’expliquer ce scepticisme.
Il me semble que Chouard met l’accent sur des raisons « psychologiques » fondamentales (et à juste titre puisqu’elles correspondent aux retours et réactions qu’il a lors de ses conférences), et qui sont grosso modo : la paresse, la peur d’être incompétent, peur des hasards de tirage, lâcheté par rapport à nos engagements (Kant énonçait déjà paresse et lâcheté dans Qu’est-ce que les Lumières ?, comme à la racine de notre minorité intellectuelle).
Mais, et c’est là que le débat devient redoutable, il n’est pas impossible que ces raisons cachent en fait autre chose de plus profond, et que le public de Chouard ne veuille surtout pas se les avouer. C’est une sorte de tabou qui pèse sur la légitimité démocratique, et que peu osent mettre franchement sur la place publique. Ces raisons profondes, souterraines, m’ont sauté aux yeux non pas tant à la lecture de Gustave Le Bon, qui reste encore trop imprécis, qu’à celle d’une part de René Girard, d’autre part de Gérald Bronner. Je suis de plus en plus convaincu que ces deux auteurs ont vu juste. Le peuple, pris indistinctement (et nous sommes tous le peuple) est prisonnier de biais cognitifs redoutables, très bien décortiqués par Bronner (notamment dans la Démocratie des crédules), qui l’obligent (héritage à double tranchant de l’évolution) à simplifier, aller des solutions intuitives mais fausses, à mal se représenter les questions de probabilités, d’échantillons statistiques, à concilier absurdement des contraintes contradictoires (pourtant essentiel en politique). Voilà pour les biais cognitifs. Et pour les biais comportementaux, Girard nous explique magistralement que la foule a toujours été et sera toujours mimétique et persécutrice (Platon a beau en vouloir peut-être pour des raisons personnelles à la démocratie, comme Chouard le soupçonne, il a raison en exposant son allégorie de la caverne : une foule est versatile, dangereuse car mimétique et persécutrice, et écharperait en un rien celui qui descendrait des régions lumineuses pour détacher ses anciens compagnons prisonniers, si celui-ci commence à les mettre mal à l’aise et à les déranger).
Pour résumer, voilà quelle est mon idée : nous avons tous en nous le pressentiment que ces biais cognitifs et comportementaux sont très profonds et surtout intrinsèques, c’est-à-dire à jamais indéracinables (au contraire de ses fausses objections que nous avançons pour nous rassurer, paresse ou lâcheté, qui sont extrinsèques), mais nous n’osons pas le crier haut et fort, car elles semblent remettre radicalement en cause tout idéal démocratique, et donner raison à Madison, voir Platon. Car la condamnation de Socrate n’est pas un accident, une erreur de parcours, mais relève de biais comportementaux (bouc émissaire) qui, si nous n’y prenons pas garde en les cassant grâce aux institutions de la délibération citoyenne, continueront indéfiniment de sévir. Dans l’imaginaire collectif, j’oserai même avouer que la condamnation de Socrate représente le « péché originel » de la démocratie populaire, tabou non digéré, et avec raison, si les mécanismes inconscients (cognitifs et comportementaux) qui agite le groupe, la foule, la délibération populaire, ne sont pas mis à jour, anticipés, et neutralisés.
Si je devais faire un pari : c’est la raison profonde et non avouée explicitement pour laquelle les Onfray, Elisabeth Levy, Manin, Lordon, etc. avec lesquels Chouard discute, n’entrent pas dans ses solutions et ne peuvent pas y croire : ils savent trop bien, inconsciemment ou non, ce qu’est le peuple. Et c’est peut-être là-dessus qu’il faudrait être inattaquable, en formulant d’avance ces soupçons non formulés, et en montrant qu’ils ne remettent pas en cause le projet d’une démocratie populaire.
Qu’est-à-dire concrètement ? Un Bachelard, dans la même veine que Bronner, disait déjà que la connaissance (et la politique est une forme de connaissance), ne progresse qu’en se méfiant de l’intuitif, de l’immédiat : elle finit par construire des certitudes qui auraient été immédiatement rejetées comme absurdes si on les avait imprudemment présentées sans préparation pédagogique au « peuple ». Cela nous oblige-t-il à être aristocrates ? Non, à condition de démonter avec rigueur tous ces biais, et en montrant que des institutions peuvent tout à fait nous en protéger. Et voilà qu’arrive mon sentiment profond : peut-être ce magnifique combat que mène Chouard gagnerait-il en force de conviction, si, en insistant très justement sur le fait que Constitution et institutions doivent nous protéger des élites, Chouard montrait tout aussi précisément et avec insistance qu’elles doivent nous protéger de nous-mêmes sous la forme du « peuple ». Il faut, voilà mon sentiment, se méfier autant des élites, que du « peuple », puisqu’il est soumis inconsciemment à des biais cognitifs et comportementaux catastrophiques pour la politique. Et j’ai retrouvé cette idée fort bien formulée chez Alain, dont nous savons que Chouard l’affectionne particulièrement. Alain nous rappelle avec son acuité habituelle que la démocratie n’est possible que si le peuple n’est pas le peuple, autrement dit si le peuple se méfie comme de la peste de ce qu’il appelle le « gros animal » démocratique… c’est-à-dire de lui-même ! Alain prône, si je comprends bien, une démocratie personnaliste, une démocratie des personnes, qui échapperait aux biais éthiques et cognitifs. Et je crois que la cause de la démocratie directe progresserait considérablement face aux sceptiques, si l’on coupait l’herbe sous le pieds à ces doutes larvés.
Autrement dit, je suis convaincu qu’il faudrait bien plus qu’une éducation populaire (à la Onfray), mais des institutions qui, votées démocratiquement, protégerait le peuple de lui-même (comme Ulysse demandant à ses compagnons, pour se protéger de lui-même, de le lier au mât avant d’écouter le chant des sirènes sans y succomber : il devient un individu responsable grâce au groupe et aux institutions qui le protègent, mais qu’il a voulus intentionnellement)
Pourquoi une simple éducation populaire, participative ou délibérative ne pourrait suffire ? Parce qu’il s’agit de mécanismes anthropologiques trop profonds, qui demandent pour les dénicher ou les comprendre une culture sociologique, psychologique, de haut niveau qu’on ne peut demander à tout citoyen. Ou alors ne serait responsable politiquement que des bac + 20… avec entre autres tous les problèmes essentiels que Chouard dénonce fort justement. Ce qu’il faudrait donc théoriser rigoureusement, c’est la possibilité d’institutions qui nous protègent de ces biais « populaires », institutions élaborées, certes, par des « experts » (sociologues, anthropologues, psychologues), mais validées c’est-à-dire votées par les citoyens, qui, comme Ulysse aux mille ruses, car pas plus bêtes que lui grâce aux sociologues, auront compris tout l’intérêt qu’il y a à se protéger de soi-même, et pas seulement de ses potentielles élites dirigeantes.
Le problème de communication me semblait résider en un point assez simple : plus on est proche de la base populaire, plus la méfiance la plus vivace est à l’égard des élites, plus on est proche des personnes ayant fait des études supérieures techniques et exigeantes, plus la méfiante fondamentale est à l’égard des « réflexes » populaires biaisées (d’où l’idée d’une démocratie « éclairée »). Pour que la communication du projet d’une démocratie authentique soit inattaquable, il faudrait montrer sans ambiguïté que l’on est pleinement conscient de ces deux écueils, et pas seulement d’un seul, et que la Constitution et des institutions démocratiques peuvent nous protéger des deux. On évite alors la critique récurrente et lassante de « populisme » qui en vient à ne plus rien signifier. Chez Bronner toutefois, elle a un sens sociologique précis qu’il est vitalement dans l’intérêt du renouveau démocratique, que Chouard propose, de prendre en compte. En conférences, Chouard est apparemment d’avantage confronté à la première méfiance, mais avec les « intellectuels » à la seconde. Et le message ne passe pas encore suffisamment auprès des « intellectuels » parce qu’il ne convainc pas encore assez et les uns et les autres à la fois. Pourquoi ne pas prouver par les faits que son projet se méfie autant des deux, répond parfaitement aux deux types de positions, et est suffisamment robuste pour rassurer tout le monde ?
En espérant contribuer si peu que ce soit à faire avancer cette belle cause, en jetant dans la discussion ce point qui me tracasse, je réaffirme à Chouard mon admiration pour son honnêteté, son courage, le feu sacré qui l’anime, et cette idée qu’il a si bien déterrée et qui m’a conquis.
Bien à vous tous.
PS : A quand un livre d’entretiens écrit par Chouard, qu’on trouverait sur les stands de Gibert et de toute bonne librairie, qui ferait fureur, et qui obligerait Ruquier ou Taddéi à faire passer Chouard pour qu’il défende un projet politique enfin sérieux ?