[b]Jacques Sapir : "Je suis démocrate donc souverainiste"[/b]
[color=blue][i]Après son texte “un an après” où il faisait sauter le tabou du protectionnisme national, puis son débat avec Benoit Hamon dans Marianne2 où il était question de l’hypothèse d’une sortie de 'l’Euro, il me fallait interroger Jacques Sapir pour l’inviter développer sa pensée un peu plus loin.
Je lui ai posé sept questions, techniques ou politiques, sur sa conception de l’alternative et des moyens de sa mise en oeuvre. Il a répondu en détails à toutes.
Jamais, je crois, le chemin de sortie du carcan néolibéral n’avait été décrit avec une telle précision. Les six pages de texte qui suivent vous feront voir l’avenir de notre pays autrement.
Depuis plusieurs années, le protectionnisme a été défendu pour une mise en œuvre à l’échelle communautaire. Pourtant, dans un texte récent « Un an après » vous laissez la porte ouverte à un protectionnisme national. Dans l’idéal et d’un point de vue purement technique, quel serait le périmètre optimal pour une politique néo-protectionniste ?[/i][/color]
Il est clair que, techniquement, plus grande et plus homogène est la zone qui se protège et meilleur en est l’effet. De ce point de vue, une zone qui correspondrait au noyau initial de la CEE me semblerait optimal. On pourrait sans doute y ajouter la Suède et le Danemark. Mais, nous sommes confrontés à deux problèmes :
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Tout d’abord le démantèlement d’une partie de la protection sociale tel qu’il est organisé en Allemagne par les lois qu’a fait voter le chancelier Schröder et que Mme Merkel n’aura de cesse de renforcer dans son alliance avec les Libéraux. De fait, l’Allemagne se met en position de concurrence sociale par rapport aux autres pays du « noyau » historique.
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Ensuite, les oppositions au néo-protectionnisme risquent d’être virulentes en Allemagne et aux Pays-Bas.
C’est pourquoi le périmètre réaliste sera probablement – du moins pour une période initiale – plus faible que le périmètre « optimal ». On peut penser qu’une alliance France-Italie-Belgique pourrait constituer une bonne base de départ. Cependant, on ne doit pas exclure une solution purement nationale. Dans la situation actuelle, tout est préférable au statu-quo. Néanmoins, il faut comprendre qu’une telle solution nationale serait appelée à s’élargir rapidement.
Notons que si les autres pays réagissent à la démarche protectionniste de l’un d’entre eux en mettant, à leur tour, des barrières protectionnistes on aura beau jeu de leur dire « pourquoi pas tous ensemble ? ».
Ce qui me fait penser que tenter le saut du protectionnisme ne serait-ce qu’au simple niveau de la France ne présente aucun risque. Soit les autres pays ne réagissent pas, et dans ce cas nous rétablissons assez vite notre balance commerciale, soit ils réagissent et dans ce cas, comme ils auront aussi fais sauter le tabou qui pesait sur des mesures protectionnistes nous serons dans une excellente position pour négocier avec eux des mesures communes.
Le véritable problème est celui du tabou qui pèse aujourd’hui sur le protectionnisme. Qu’il saute et d’une certaine manière nous avons gagné.
Patrick Artus dans son dernier Essai « Est-il trop tard pour sauver l’Amérique » affirme qu’une politique protectionniste ne pourra pas conduire à une réindustrialisation. Pour lui, les activités industrielles qui se sont délocalisées ne reviendront pas (au nom d’un argument non développé lié à l’élasticité-prix) La réindustrialisation ne pourra se faire qu’avec des nouvelles industries. Qu’en pensez vous ? Peut-on réellement fixer comme objectif à une politique protectionniste de renforcer la base productive de la zone protégée ?
La question des élasticités-prix est effectivement une question décisive. Si la contraction de nos importations est faible (élasticité proche de zéro) il nous faut une élasticité de nos exportations qui soit très supérieure à 1. Dans le cas des Etats-Unis il est clair que le processus de désindustrialisation est allé très loin. Il faudrait donc des mesures réellement draconiennes pour inverser cette tendance.
Ceci milite pour des mesures protectionnistes (ou une dévaluation, ou les deux) qui soient très importantes. Il faut que la baisse du prix de nos produits l’emporte de loin sur tout « effet qualité » et qu’inversement, la hausse des produits importés soit telle qu’elle enclenche une réelle contraction des volumes et le développement d’industries de substitution.
Concrètement, il faut combiner des mesures protectionnistes ciblées et de grande ampleur avec une dévaluation d’au moins 20%.
Il faut ajouter, et je pense que c’est évident, que de telles mesures ne sauraient remplacer une politique industrielle. Le protectionnisme est la condition nécessaire à une telle politique, mais non la condition suffisante. Très souvent on a le sentiment que le protectionnisme à lui seul pourrait suffire. C’est faux à l’évidence dans la plupart des cas.
Mais, dire qu’il ne pourrait suffire ne permet pas de l’exclure car une politique industrielle sans protectionnisme est aussi, et là à coup sûr, condamnée à l’échec.
Il faut comprendre que, dans la conjoncture actuelle, quand Gréau ou moi parlons du protectionnisme c’est bien aussi la politique industrielle que nous avons en tête. Mais, aujourd’hui, et je le répète, il faut faire tomber le tabou qui pèse sur le protectionnisme. En fait, pour ma part, je considère le protectionnisme comme l’élément déclencheur mais ne résumant point toute une politique de ré-industrialisation et dans laquelle j’inclus la constitution d’un pole public du crédit ainsi que la participation de l’État ainsi que des collectivités territoriales à certaines activités.
Dans votre dernier texte sur la dette publique, vous préconisez un retour au franc afin de faire face à la surévaluation de l’Euro et pouvoir renouer avec la dévaluation, ce qui dîtes-vous, pourrait rendre inutile la mise en œuvre de politiques protectionnistes. Cependant, la dévaluation compétitive est une stratégie que tous les pays recherchent actuellement afin de compenser une demande intérieure atone par un surcroît de compétitivité à l’export et ainsi pouvoir accrocher leur croissance à la « demande extérieure ». Cette stratégie n’est-elle pas vouée à l’échec si tous les pays la pratiquent ? Du point de vue de la stimulation de la demande globale, quelle solution est-elle préférable : une dévaluation monétaire ou une monnaie plus forte associée à des protections commerciales?
Il est très clair que les stratégies de croissance qui cherchent aujourd’hui à s’arrimer sur une « demande extérieure » sont vouées à l’échec. Ne serait-ce que pour une simple question de logique. Si tout le monde comprime sa demande intérieure pour aller chercher dans la demande externe les sources de sa propre croissance, on voit bien qu’au final nous aurons une baisse importante de la demande agrégée à l’échelle internationale. Des économies de relativement petite taille peuvent espérer s’arrimer à la croissance d’un « grand pays ». Mais, aujourd’hui, nous voyons bien dans le cas de la Chine qu’une telle politique touche à ses limites. En fait, dans le cas chinois, la politique de prédation n’a été qu’un raccourci pour atteindre le niveau technique qui permettra à la Chine de se retourner sur son propre marché intérieur.
La croissance, partout et toujours, est liée à une croissance de la demande intérieure. Celle-ci peut être individuelle ou bien collective, et cette question est ouvertement posée aujourd’hui où l’on voit bien que certaines consommations individuelles ont, elles aussi, atteintes leurs limites.
Cependant, dans le cas de la France il nous faut aujourd’hui combiner une dévaluation et des mesures protectionnistes pour pouvoir nous donner la marge de manœuvre nécessaire en raison de l’avantage acquis par l’Allemagne entre 2001 et 2005 quand cette dernière a transféré sur les ménages une partie des charges portant sur les entreprises. C’est ce que l’on a appelé dans le débat français la « TVA Sociale ». C’est une mesure typique d’une politique d’expansion par la demande extérieure, car on réduit sa propre demande tout en rendant ses entreprises plus concurrentielles. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, je me suis opposé à la TVA sociale en France.
Les mesures structurelles que j’ai mentionnées, pole public du crédit, intervention de l’État, politique industrielle, ne sauraient cependant être immédiatement efficaces. Elles ont besoin d’un certain délai pour faire sentir leurs effets. La relance par la demande et par la substitution de l’offre intérieure à l’offre extérieure permet alors de gagner du temps. Elles vont enclencher le processus de relance avant que les mesures structurelles e viennent les relayer, puis les remplacer.
D’une certaine manière, ces politiques seraient bien plus efficaces si elles étaient mises en œuvre de manière coordonnées. Ici encore on retombe sur le dilemme entre le cadre d’action « optimal » et le cadre d’action « réaliste ».
Mais, dire que ces politiques seraient plus efficaces à plusieurs ne signifie pas qu’elles seraient sans efficacité si elles étaient mises en place au niveau de la France seule. Bien au contraire.
Plus fondamentalement, nous devons faire basculer notre structure de consommation vers des biens qui sont plus collectifs. Une stratégie à 5 ou 7 pays de développement coordonné des biens publics et du transport serait certainement plus efficace. Cependant, et j’insiste sur ce point, il y a des marges de croissance à exploiter même dans une politique menée à l’échelle de la France.
Si nous pouvions cependant nous mettre d’accord rapidement avec certains de nos voisins, en particulier, nous pourrions certainement réduire l’ampleur de la dévaluation initiale. Cependant cette dernière, en raison de la politique sociale de l’Allemagne, est inévitable.
Votre texte « un an après » se conclut par un appel au rassemblement dans le cadre de l’élection présidentielle de 2012 sur la base d’un programme de rupture. A quel type de rassemblement pensiez-vous ? Un rassemblement politique au-delà des clivages traditionnels, un rassemblement d’intellectuels pour construire ce programme ou à l’émergence d’un nouveau mouvement citoyen ?
Tout rassemblement de citoyens et d’intellectuels doit déboucher sur un rassemblement politique ou se condamne à l’impuissance. Celui que j’appelle de mes vœux ira de l’extrême gauche jusqu’aux néo-gaullistes qui partagent nombre de ces idées. Elle exclura cependant une fraction du PS qui me semble engagée dans la dérive des « néo-socialistes » de Marcel Déat dont l’article « Mourir pour Dantzig ? » trouve un étrange écho dans certaines affirmations néo-libérales et prises de positions pour le libre-échange. Il s’exprime une véritable haine de la Nation et de la Démocratie dans ce courant et dans ces pratiques quotidiennes.
Cependant, une telle alliance implique un programme clair et des dirigeants qui sachent faire taire leur sectarisme. En tant que citoyens nous pouvons, dans différents clubs, contribuer à ce programme. Nous pouvons aussi faire en sorte que les sectarismes se désarment et que les préventions contre « l’autre » ne soient pas irrémédiables. Mais, il ne faut pas se cacher qu’il y a et qu’il y aura du travail…
L’un des arguments les plus souvent opposés aux thèses néo-keynésiennes ou protectionnistes vient de la nouvelle écologie radicale, dont les thèses sont actuellement en vogue, pour laquelle la crise est en premier lieu écologique. Ils affirment que l’épuisement en cours des ressources naturelles est incompatible avec toute idée de relance par la consommation. Que leur répondre ?
La dimension de crise par épuisement des ressources naturelles est incontestable. Dans le même temps, la financiarisation des marchés de matières premières explique dans une large mesure leur instabilité.
Je suis parfaitement conscient que ce n’est pas à une simple relance de la consommation que nous devons procéder mais bien à un basculement vers des consommations à la fois plus collectives et plus économes en matières premières et en CO2.
Mais, comment appliquer de telles mesures quand :
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Les prix de l’énergie varient en quelques mois de 4 à 1 (de 147 USD le baril à 37 USD) ?
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Certains pays, et non des moindres, refusent d’appliquer un accord international comme le protocole de Kyoto ?
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L’Europe soumet les infrastructures (dans la distribution de l’énergie, dans les transports) à la logique de la concurrence et du découplage (unbundling) ce qui empêche des grandes politiques publiques ?
On voit bien que pour qu’une véritable politique fondée sur la taxe carbone puisse se mettre en place, il faut que les prix de l’énergie soient stables et régulièrement croissants. Pour ces derniers, si nous avions 5 contrats au futur pour un contrat réellement exécuté en 1997, nous en avons 20 pour 1 aujourd’hui. Les marchés des matières premières, et pas seulement le pétrole mais aussi les produits agricoles, sont devenus des « marchés financiers ». Il faudra bien que l’on s’entende avec les pays producteurs pour sortir ces produits de la logique de la financiarisation et pour en réguler les prix.
Pour qu’une véritable politique des transports se mette en place, il nous faudra révoquer les directives européennes sur les transports ferroviaires et sur l’énergie. Comment taxer nos entreprises si celles des pays voisins ne le sont pas ? Il faut rappeler que la Suède, que tout le mode se plait à citer en exemple, n’applique pas la taxe carbone à ses principales industries. Or ces dernières sont largement plus polluantes que la consommation des ménages…Veut-on imiter la Suède ? Mais alors quelle sera l’efficacité de cette politique ?
Enfin, sur l’énergie, la politique actuelle a déjà provoqué des désastres (en Californie et en Italie) et elle nous conduit à surpayer l’électricité « privée » issue des parcs d’éolienne. On a ici soumis ce qui devrait être du niveau du long terme à la logique du marché, soit celle du court terme. Il nous faudra ici aussi révoquer ces directives stupides et reconstituer des monopoles nationaux qui sont les seules entités réellement capables de penser dans le long terme (25 ans) une politique de l’énergie.
L’Europe « verte » est un leurre, au même titre que l’Europe « sociale ». Les écologistes commencent à le comprendre. Lors des manifestations des producteurs de lait à Bruxelles, on a vu José Bové mais pas Daniel Cohn-Bendit. Cette alliance entre les deux courants est purement conjoncturelle. Elle est de plus contre nature (et contre la nature).
En réalité, c’est bien un Keynésianisme « vert » que j’appelle de mes vœux, mais il faut comprendre qu’il ne se fera pas dans le cadre du libre-échange, de la libre circulation des capitaux, et qu’il impliquera un réinvestissement par l’État de nombre de secteurs dont il s’est retiré.
Les thèses que vous défendez sont au service d’un idéal de gauche (transformer le capitalisme, assurer une répartition plus juste des revenus, desserrer les contraintes actionnariale et concurrentielles qui pèsent sur le salarié…) D’un autre coté, elles mettent en avant des solutions plutôt classées à droite comme le retour à la nation ou l’exigence de souveraineté. Cette ambivalence peut expliquer pourquoi ces thèses ont tant de mal à percer dans le débat public. Aujourd’hui, le discours de souveraineté nationale est surtout porté par l’extrême droite avec des relents identitaires, et le discours de contestation de l’ordre néolibéral n’est porté que par l’extrême gauche mais celle-ci reste attachée à son internationalisme, ce qui rend la contestation stérile. Peut-être que ces idées seraient plus lisibles dans le débat public si elles pouvaient être résumée par un vocable simple et identifié. Quelle appellation proposeriez-vous ?
Je suis profondément persuadé que la souveraineté est une valeur de gauche et non de droite. Tout d’abord parce qu’elle est essentielle à la démocratie. On peut avoir la souveraineté sans la démocratie, mais on a JAMAIS eu la démocratie sans la souveraineté. La démocratie implique la souveraineté car il faut bien préciser qui est responsable de quoi. Je constate que la gauche fut par ailleurs autrefois très attachée à la Nation.
Je constate aussi que la gauche et l’extrême gauche se retrouvent sur les positions de « souveraineté alimentaire ». Mais qu’est-ce que la souveraineté alimentaire, si ce n’est un élément d’un tout global que l’on nomme souveraineté ?
La question de l’internationalisme de l’extrême gauche me semble relever du faux problème. L’internationalisme consiste à reconnaître que, par delà les frontières, nous partageons avec « l’autre » les mêmes problèmes. Ce constat est vrai et j’y suis très attaché. Mais dire que l’on partage les mêmes problèmes ne signifie pas que l’on peut élaborer ensemble des solutions nécessairement communes. Les cadres politiques, les institutions, sont des créations de l’histoire et elles spécifient les espaces nationaux comme des espaces politiques particuliers. Ce sont dans ces espaces politiques particuliers qu’il nous faut trouver des solutions.
Guizot, qui fut un grand historien au début du XIXème siècle (et par ailleurs Ministre de Louis-Philippe) écrivait que la « lutte des classes » était la source des institutions de l’Europe. On connaît la formule, elle fut reprise par Marx. Mais, ce que Guizot ajoutait, c’est que cette lutte des classes avait besoin d’espaces de souveraineté. Le passage de la ville à l’État-Nation a permis ainsi d’ouvrir des espaces plus considérables à ce processus, et nous en avons tous bénéficié. John Commons, l’un des pères du courant institutionnaliste américain, souligne lui aussi ce que les institutions doivent à ce qu’il appelle la « conflictualité sociale » soit la lutte des classes. Il souligne que le processus d’extension des institutions, qui le fait passer du niveau local au niveau national est un processus indispensable.
Alors, pourquoi ne peut-on avoir un processus identique au niveau européen et au niveau mondial ? Et bien, et tout simplement, parce que ce mouvement d’extension des institutions du local au national a été dans le même temps le processus de constitution historique des États, qui leur a donné leur singularité propre. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, le projet fédéraliste bute sur cette singularité. Il ne peut que la nier, mais ce faisant, et nous avons assez d’exemples à ce sujet, il nie la démocratie. Le fédéralisme aujourd’hui, en Europe, ne peut être qu’un projet anti-démocratique. Ce n’est pas un hasard si Hayek, quand il bascule vers la fin des années 1960 dans le conservatisme (qui n’était pas sa position initiale) se fait l’apôtre de règles conçues hors de toute démocratie et in fine de nature divine, justement pour tenter de limiter le mouvement des institutions qu’implique la lutte des classes.
Le libre-échange, parce qu’il met les travailleurs en concurrence pour le plus grand profit des patrons, nie à dessein cette construction historique des institutions dans un cadre national. Il est le contraire en réalité de l’internationalisme.
La formule de Jaurès « un peu d’internationalisme éloigne de la Nation ; beaucoup y ramène » doit se comprendre comme la tension nécessaire qui existe entre la communauté des problèmes par-delà les frontières et le fait que des solutions ne peuvent être trouvées à ces mêmes problèmes que dans le cadre des espaces politiques que sont les Nations. Il faut ensuite trouver des cadres de coordination ou de négociation entre les Nations, mais le niveau du national reste le niveau principal.
La construction de cadres légaux au-delà des Nations, et donc au-delà du contrôle démocratique qui s’exprime en leur sein, a toujours signifié une régression sociale et politique. Aujourd’hui, le projet européen avance à la même vitesse que le démantèlement de la démocratie non seulement en Europe mais dans chacun des pays membres.
Pour répondre à la question que vous posez, je dirai que je suis un démocrate au sens le plus profond du terme et donc un souverainiste, même si je conçois qu’il soit des souverainistes qui ne sont pas des démocrates.
Benoit Hamon a répondu à lettre ouverte que vous lui avez adressée en affirmant que l’Euro permettrait aujourd’hui une relance par une stimulation de la demande (consommation et investissement) sans qu’il soit nécessaire de dévaluer comme au moment de la relance de 1981. Que lui répondez-vous ?
Je dois d’abord dire que sur un certain nombre de points nous sommes en accord Benoît Hamon et moi. Ceci vaut pour les politiques industrielles (point que l’on a tendance à oublier), sur le protectionnisme et, bien entendu, sur les politiques sociales. Là où nous divergeons est la question de savoir ce qui est compatible avec l’Union Européenne et la zone Euro et ce qui ne l’est pas.
Aujourd’hui, une politique de double relance – dont je ne conteste pas la nécessité, bien au contraire – va se heurter aux règles de la zone Euro, comme le Pacte de Stabilité et le financement du déficit public, mais aussi à l’Euro lui-même à travers sa surévaluation. Il faut savoir que toute surévaluation de l’Euro de 10% à partir du niveau de 1,15 Dollar pour un Euro est l’équivalent d’une hausse de 1% des taux d’intérêt. Nous sommes actuellement à 1,47 USD, soit une hausse de 27%. Le taux « réel » de la BCE n’est donc pas de 1% (ce qui est déjà élevé face au 0,25% de la Réserve Fédérale) mais de 3,7%. C’est ce taux réel qu’il convient de comparer au taux de la Réserve Fédérale, ou de la Banque du Japon (0,10%), et l’on voit que cela fait une différence TRÈS significative.
Dans ces conditions, la question qui se pose est : avons-nous la capacité d’imposer à la BCE et à nos partenaires une réforme de la gestion de la zone Euro dans un délai relativement court incluant des mesures qui seraient à même de faire baisser le cours de l’Euro face au Dollar. Si on pense que oui, il faut dans ces conditions rester dans l’Euro. Mais, une telle solution peut aussi apparaître comme irréaliste, et je pense que tout le monde en conviendra.
Dans ces conditions, seule une sortie de la zone Euro nous permettra de retrouver les marges de manœuvre nécessaire pour la double politique de relance que suggère Benoît Hamon.
Il faut ici préciser que cela ne servirait à rien de sortir de la zone Euro si cela devait être pour continuer la même politique. L’intérêt d’une sortie de l’Euro est justement de mener une politique réellement différente, avec la combinaison de politiques industrielles et de politique des revenus que j’ai suggéré auparavant, mais aussi des contrôles de capitaux et un financement d’une partie de la dette publique par la Banque Centrale.
Notons ici que l’Euro ne nous a protégé, en en partie seulement, de la tempête monétaire que parce que nous sommes en convertibilité de compte de capital (Capital-Account convertibility). Si nous ré-instituons des contrôles sur les capitaux et sur les changes, une politique qui fut menée dans les années 1950 à 1970 avec succès comme en témoigne notre rythme de croissance de l’époque qui était supérieur à celui de l’Allemagne, notre monnaie ne connaîtrait aucun risque. Nous serions alors en mesure de déterminer notre taux d’intérêt sans avoir à tenir compte du taux d’intérêt allemand. C’est l’ouverture progressive de notre marché des capitaux, réalisée à partir de 1974 et couronnée par les réformes de Bérégovoy dans les années 1980, qui nous a rendu dépendant du taux d’intérêt allemand, et qui a rendu nécessaire le passage à une monnaie unique, aux conditions politiques imposées par l’Allemagne.
Cette « nécessité » ne s’est cependant manifestée comme telle qu’en raison des choix que nous avions faits (ou plus exactement que n’avions pas faits) depuis 1981. Elle n’existe que dans le cadre d’une certaine politique. Que l’on en change, et cette « nécessité » disparaîtra d’elle-même.
Ceci ne résoudra pas la question monétaire internationale. Nous avons besoin, et aujourd’hui encore plus que hier, d’une véritable réforme du système monétaire international. Il faut oublier les rêves d’en revenir à l’étalon-or. Les solutions, dans un premier temps, ne pourront être que régionales. C’est pourquoi l’Euro avait une place à jouer, non pas comme une monnaie unique mais comme une monnaie commune venant s’ajouter aux monnaies nationales existantes. C’est ce que je décris dans mon article de 2006, et cela correspond au « BANCOR » de Keynes, appliqué à l’Europe.
Jacques Sapir.
Propos recueillis par Malakine