[color=black]1. Ni dieu, ni hasard, ni tyran
Je souscris entièrement à ce slogan mais, justement, je n’approuve pas du tout l’idée de rapprocher l’idée du tirage au sort de ces notions.
Quand on veut dire du bien de la rotation des charges, il n’est pas judicieux de commencer par évoquer la roulette : on croit énoncer une évidence alors qu’en définitive on commet un contre-sens. Je conçois que parler d’échantillon ou de statistiques évoque automatiquement le hasard à beaucoup de gens pas très matheux. Mais ils ne voient pas que la statistique, loin de créer du hasard, vise au contraire à estomper ses effets…
Il n’est pas compliqué de comprendre que le gouvernement de tous admet le gouvernement du tout venant. Quand on veut le gouvernement du peuple, il est étonnant de parler de celui d’un dieu.
Quant au tyran, c’est par construction un despote, un usurpateur, et ici le sens du contre-sens atteint des sommets.
Quand les Athéniens passaient un heure de bon matin à tirer au sort 101, 201, et jusqu’à 501, parfois même 1001 volontaires pour les désigner jury et juges dans une affaire, le nombre étant précisément fonction de son importance, ce n’était évidemment pas pour s’en remettre au hasard et c’était même très exactement le contraire : il s’agissait de faire jouer la loi des grands nombres afin que l’échantillon obtenu soit le plus possible représentatif du peuple dans son entier.
Faut-il être aveugle pour ne pas le voir ? Mais certains sont allés jusqu’à dire que les Athéniens voyaient dans le tirage au sort un appel à la volonté divine au sens où nous le verrions. Manifestement, ils ont aussi échoué à voir combien les dieux des Grecs, bien loin de ressembler à « nos » divinités uniques, exclusives, inhumaines et jalouses, avaient le don de ressembler au peuple, avec sa diversité, ses défauts, ses incohérences et ses passions. Bref, ils avaient le chic d’être humains, et c’est bien ce qui dénote.
Nous voyons justement la même différence entre leurs magistrats tirés au sort et les espèces de starlettes dégénérées qui sont supposées nous représenter mais qui, justement, ne nous ressemblent en rien, précisément parce que notre système électif, sorte d’aristocratie des pires, est tellement inhumain qu’il ne peut finalement sélectionner que des pervers narcissiques. Quant à leur nombre, il est très faible ; ce sont à peu près toujours les mêmes aux mêmes postes. Pour cause.
Le hasard voudrait qu’on tombe rarement sur ce genre de gens singuliers, pour la simple raison qu’ils ne représentent qu’une toute petite partie de la population ; avec l’élection, on y tombe presque à coup sûr. Et vous voulez nous faire le coup, Jacques ? Sans blague…
Je ris jaune en voyant que Jacques espère s’éviter les tyrans en écartant le tirage au sort et nous fait le coup du hasard… Raté, Jacques, vous faites là un parfait contresens.
Pour en revenir aux tribunaux athéniens, il faut rappeler que la procédure pouvait être déclenchée par un seul citoyen et qu’elle visait celui qui avait proposé une loi. On peut difficilement trouver moins hasardeux qu’une procédure qui donne autant d’importance et de poids à l’initiative individuelle…
Tandis que dans notre monde d’ici et de maintenant, alors ça, c’est bien une veine si une loi que vous souhaiteriez proposer ou que vous voudriez faire abroger en arrive là…
Et vous nous dites « hasard » ? Non mais de quoi parlez vous, Jacques ?
Là encore, vous tendez le bâton pour vous faire battre : la raison pour laquelle la chose est si hasardeuse, dans notre univers présent, c’est précisément le système électif : pour y faire monter une question que l’on porte, il faut soi-même s’élever dans le système. Or il est extrêmement hasardeux qu’il sélectionne à la fois les bonnes questions et ceux qui sont susceptibles de les porter, surtout que la sélection caractéristique de ce système est si impitoyable qu’elle retient essentiellement ceux qui sont disposés à écraser des têtes ; quant aux options qu’ils portent, il y a fort à parier qu’elles soient ou bien d’importance secondaire ou bien de la folie furieuse – c’est bien connu, ces gens là n’ont pas de conviction, mais comme disait Hitler, le meilleur moyen de se faire entendre est d’avoir l’air fermement convaincu de ce qu’on raconte. En d’autres termes, dans le système électif, le meilleur moyen de ne pas être élu est d’avoir de vrais bonnes idées, au sens d’idées bonnes pour le peuple. Parce qu’elles sont trop attachantes, quoi. Du reste, partant d’une situation où on les a tellement délaissées, elles sont trop dures à défendre car inconnues de presque tout le monde (ainsi, le tirage au sort…), et vous avez bien trop à perdre et surtout bien autre chose à faire pour assurer votre réélection.
J’en reviens de nouveau aux tribunaux athéniens. Il faut rappeler encore qu’il s’agissait là d’une procédure de révision des lois, lesquelles étaient prises en Assemblée. Or à l’Assemblée siégeaient en gros tous ceux qui le voulaient – et non pas par une poignée de privilégiés (à cette fin, notamment, on rémunérait les présents, comme on rémunérait les jurés du tribunal). Et que si l’Assemblée avait (inévitablement) un ordre du jour, et si celui-ci était nécessairement contrôlé par un groupe peu nombreux, ce groupe était composé de magistrats tirés au sort, renouvelés souvent et par une procédure qui visait en particulier à faire tourner l’initiative entre les différentes « tribus » et par là-même, entre les différents « quartiers » de la cité.
Faut-il être de bien mauvaise foi pour aller insinuer que les Athéniens s’en remettaient au hasard pour écrire leurs lois ? C’est précisément l’inverse !
Et le plus triste, le comble, c’est que nous, nous avons pour sélectionner « nos » élus un spectacle affligeant, qu’aucun hasard ne risquait de nous offrir, qui retient invariablement les mêmes énergumènes singuliers, non pas même parce qu’ils sont meilleurs mais parce qu’ils sont assez barrés pour s’adonner à une existence aussi inhumaine que celle que notre « vie » politique exige…
Accessoirement, les statistiques nous montrent aussi que le choix du tirage au sort permettait aux Athéniens de s’assurer que tous les citoyens volontaires puissent exercer le pouvoir en gros une fois au moins dans leur vie. Or la démocratie est censé être le gouvernement du peuple (pardon Jacques)… Quand je compare avec ici et maintenant, ça me fait bien marrer de voir « objecter » dieu, le hasard et les tyrans. Ce que cela veut dire aussi et surtout, c’est que la philosophie sous-jacente est : tous peuvent exercer le pouvoir, donc chacun le peut. Mais il s’agissait, évidente nécessité, de le faire à tour de rôle.
Les athéniens ne tiraient pas du tout au sort pour s’en remettre au hasard, au contraire : ils tiraient au sort pour garantir une rotation rapide et importante des charges, laquelle condition est le moyen le plus sûr de s’assurer de la similarité des représentants et des représentés. En somme : pour que les choix du gouvernement, vu du peuple, ne soit pas le fait du hasard mais celui de la normalité.
Le pouvoir corrompt forcément, et celui qui le possède tend toujours à se mettre au dessus des lois. Pour s’assurer que les décideurs feront de bonnes lois, il faut donc s’assurer qu’ils retournent bien vite, ensuite, à leur condition de simples citoyens, et il faut aussi qu’il soient assurés qu’ils y retourneront quoi qu’il advienne.
C’est précisément le contraire de ce qui arrive avec un système qui, en théorie, reconduit au poste les décideurs qui ont soi-disant satisfait le peuple – en réalité, on ne saura jamais, en pratique, qui a été satisfait et pourquoi. Nous à qui on ne le demandera jamais, veillons donc à ne pas confondre la séduction et la bonne action durable… Mais de toutes manières, n’importe qui l’a vu, la sélection entre Peste et Choléra se fait purement par la négative… au mieux (ils auraient 99,9% de votes blancs ou nuls qu’ils s’en foutraient encore et que les mass-médias continueraient la messe comme si de rien n’était).
Mais ce qu’il faut surtout noter, ici, c’est que la légitimité du tiré au sort et celle de l’élu sont fondés sur deux principes antagonistes.
Mais à ce genre de « détail » qui se veut décisif, je commence à désespérer que Jacques s’abaisse à répondre.
2. Un peu de bonne foi
Il préfèrera nous resservir les mêmes clichés, quand bien même ils dénotent franchement avec les réalités que nous vivons, au présent, depuis l’enfance jusqu’à la mort, et quand bien même son argument du hasard ne résiste pas à l’examen et se révèle finalement être à contre-sens.
Vous me parlez de faire rendre des comptes à un élu. Mais vous ne semblez pas comprendre que l’élection le place déjà au-dessus des électeurs. Et que pour cette raison précisément, en pratique, vos tracasseries, ils auront tôt fait de s’en débarrasser. D’ailleurs, ce sont eux qui font les lois, comme ils décident de leurs propres revenus et autres avantages, et il faudrait déjà qu’ils commencent par se les imposer eux-mêmes, ces tracasseries. Ils ne risquent pas de le faire, sinon de manière cosmétique, pour détourner l’attention et calmer les nerfs du troupeau, pour la même raison qu’une constituante élue n’instituera pas le tirage au sort, sinon à la mode de Mme Royal, c’est-à-dire d’une manière qui non seulement le déshonore par le rang, autrement dit ne risque pas de faire de vagues mais garantit de le déshonorer par les résultats (on aura beau jeu de dire : « voyez, ça ne marche pas »).
Cette façon de raisonner est-elle donc trop subtile ? Vous sautez à pied joint, là, Jacques. Ce coup-ci, c’est bien moins par manque de logique que par irréalisme (forcené).
Quand quelqu’un offre une démonstration, on peut choisir de ne pas en tenir compte, sans même chercher à l’invalider, et passer à d’autres considérations. Mais d’une, la mauvaise foi n’aide pas au débat, et de deux, quand on lance un contre-feux, il faudrait veiller aussi à sa logique interne.
A votre message, Jacques, il me suffit donc de vous répondre que votre contre-proposition ne règle en rien la question que j’avais soulevée : « la seule sanction possible de l’élection [est] la non-réélection ».
Comme le tirage au sort supprime le problème de l’élection en supprimant l’élection, votre idée entend supprimer le principe même de la sanction de l’élection… au sens – commun – où je l’entendais évidemment, celui de la récompense par les électeurs de choix politiques.
Je parlais évidemment de sanction politique (de son impossibilité), et vous me distrayez avec une sanction qui, justement, ne peut pas être de nature politique.
(Franchement, Jacques, il m’arrive comme il m’est déjà souvent arrivé de douter de votre bonne foi.)
Vous croyez trouver une parade avec la reddition des comptes, mais vous n’avez pas compris que la reddition des comptes ne peut pas avoir de caractère politique.
Car dès lors que l’on entre dans une procédure de type judiciaire, on ne peut rendre des comptes que sur du « factuel », et aucun service technique ne pourra juger honnêtement et efficacement de choix de nature purement politique. Et de l’autre côté, dès lors qu’il s’agit de juger seulement « en son âme et conscience », on ne s’en remet justement pas à un service technique mais à l’avis d’un échantillon dont la seule chose qui importe est qu’il soit représentatif du peuple.
[b]Quand bien même vos élus rendraient des comptes, de deux choses, l’une : soient ils sont rééligibles ensuite et alors il va sans dire que leur réélection sanctionne leur mandat précédent, soit ils ne sont en aucun cas rééligibles et alors il n’existe justement plus de possibilité d’une sanction politique.
Ceci précisément pour la même raison qui fait qu’on a interdit le mandat impératif : l’idée d’un mandat en politique est une illusion parce qu’il est forcément aménageable et parce qu’on pourra même toujours prétendre qu’il devait être archi-aménagé afin de défendre les intérêts de la nation et de chacun de ses citoyens.[/b]
Car il est évidemment demandé à chacun de ceux qui font nos lois à l’Assemblée de débattre, d’échanger, de négocier, de faire évoluer leur opinion, de trouver des compromis, etc. et non pas de camper sur des positions dogmatiques, sans quoi on ne peut plus faire de loi un tant soit peu cohérente.
Quant aux autres élus, soit ils le sont indirectement et il est aisé de transposer l’argument (nécessaires compromis entre leurs électeurs directs), soit ils sont de l’exécutif local, un contexte évidemment bien moins politique : quand on semble faire de la « gestion » à longueur de temps, il est d’autant plus illusoire d’espérer vous faire rendre des comptes sur vos choix politiques.
Inutile, par ailleurs, de s’étendre sur les questions pratiques.
D’abord, d’une manière générale, d’après ce que je viens de rappeler – l’indispensable compromis --, il sera très délicat de démêler les choses. Vous ne pouvez sanctionner très directement des choix, de loin. Et on n’est pas rendus s’il faut deux ans d’enquête par cas pour juger si on peut accepter la licence qu’a pris un élu avec tel bout de programme (et il y en a un sacré paquet, de bouts de programmes).
Ensuite, qui va déclencher les procédures ? Nous avons là un énorme obstacle pratique. Au pire, un nouveau truc genre parquet. Au mieux, un RIC pour chaque élu multiplié par le nombre de points de programme…
L’un dans l’autre, autant dire qu’on jugera quelques cas pris au… euh, vous parliez de hasard, Jacques ?
Enfin et surtout, justement si vous voulez juger de choix politiques, il sera très difficile d’attribuer un caractère du type bon / mauvais, conforme / non conforme, etc. Ce sera intordable et d’ailleurs, si l’on s’obstinait à vouloir instaurer la chose, en pratique, faut-il le dire, ce serait une énorme technocratie, avec sa logique propre, qui en viendrait vite à mener on ne sait quelle folle inquisition en multipliant d’absurdes procès politiques.
Eh oui, Jacques, seul le peuple, en son âme et conscience, et surtout directement, pourrait juger de choses aussi injugeables d’une manière technique… En conséquence, votre institution particulière faillira à coup sûr et il faut surtout qu’un tel monstre ne voit jamais le jour.
Euh, vous parliez de dieu et de tyran, Jacques ?..
Allons, allons, Jacques, ça ne s’arrange pas : quand je vois à quoi vous en êtes vous-même réduit pour vous opposer au tirage au sort, je me dit que l’idée a de l’avenir !
Ainsi l’idée de mandat politique, qui est évidemment l’argument majeur, sinon unique, en soutien de l’élection, est une illusion parce que ledit mandat est infiniment aménageable et, comme en corolaire, la seule redditions des comptes qui soit un tant soit peu praticable ne peut justement concerner que les aspects les moins politiques, autant dire les seuls actes relevant de la corruption ou de l’abus de pouvoir. [/color]
3. Et pour commencer, des distinctions !
J’ai toujours pensé que les dialogues de sourds, et plus généralement les débats qui tournent en rond, viennent de questions mal posées. Quand on a l’impression de piétiner, je suggère donc de reprendre le problème à la racine mais pour mieux en décliner les termes, car les formules trop générales conduisent à l’incompréhension mutuelle et finalement à s’enliser.
Par exemple, il est sans doute vain de débattre de la question du vote en général sans distinguer l’élection (vote pour une délégation de pouvoir à des personnes) du vote sur les décision elles-mêmes. Les deux choses sont tout à fait différentes. Et d’ailleurs, on peut refuser jusqu’au principe de la délégation sans pour autant aller jusqu’à s’imaginer qu’une société supposément démocratique puisse fonctionner sans qu’on n’y décide jamais rien…
C’est un exemple plutôt grossier. Pourtant cela fait deux fois cette semaine que je croise cette confusion implicite. Bref, sauf à préciser suffisamment de quoi il est question, on peut tourner en rond longtemps.