05 Principes constitutionnels relatifs à l'activité économique

Entreprises et pouvoirs publics

Bonjour Sam (3120).

Vous avez certainement eu raison d’aller plus loin que moi dans votre réponse à Francis.

Je ne crois pas avoir jamais assimilé les entreprises à des pouvoirs publics au sens constitutionnel et j’ai du mal à suivre votre troisième paragraphe. JR

Entreprises et pouvoirs publics

Bonjour Jacques

Vous n’avez jamais assimilé les entreprises à des pouvoirs publics au sens constitutionnel ; à l’inverse, je souhaitais dire que vous avez systématiquement tenu à marquer la distinction. Je corrigerai ma phrase.

Pour la suite, je comprends que je dois préciser où je voulais en venir. Par « 3e § », vous désignez le tiret n°3, ou l’ensemble ?

Il s’agissait de dire qu’on peut envisager l’idée de Francis, sinon sa formule exacte, comme une bonne proposition, si on prend en compte successivement plusieurs questions : le statut des monopoles publics au sens constitutionnel ; l’article 9 P-1946 ; le fait que les oligopoles privés sont, à la limite, assimilables à des monopoles privés ; la définition des oligopoles et la résolution de ce problème (généralement admis comme étant un problème) ; l’article 8 P-1946 sur le droit des travailleurs à la cogestion de leur entreprise.

Je reviens sur mon 3e tiret. L’idée sous-jascente est que les oligopoles privés sont, à la limite, assimilables à des monopoles privés, donc doivent être nationalisés (sinon éradiqués).
Les « grosses entreprises » dont parle Francis pourraient sans doute se définir comme étant des oligopoles privés. Au delà du fait que le capitalisme d’État laisse se faire et encourage de tels phénomènes depuis longtemps, leur existence semble être indéfendable pour divers courants philosophico-politique ou politico-économique, et les gens s’entendent généralement pour en combattre l’existence : elles nuisent au vertus de la concurrence, laquelle nécessite un grand nombre d’entreprises ; cette concurrence déloyale implique un pouvoir politique, dans ses causes comme dans ses effets, en termes de concentrations de pouvoirs de décisions ayant une portée générale, mais également en monopolisant la production, la distribution, ou la capacité de destruction, de biens vitaux pour tous les individus… Bref, c’est antilibéral aux sens « faible » et « fort » (cf. message n°2575), au sens économique ou politique du concept. (Les américains, ont, je crois, un amendement de leur constitution concernant la surveillance et l’interdiction des oligopoles.) Du strict point de vue du libéralisme économique, vous avez là une situation ou, de manière flagrante, les libertés et privilèges immenses des uns nuisent aux libertés ou aux droits des autres, les premiers devant nécessairement leur position aux pouvoirs publics. Maintenant, il n’y a pas de différence nette si on considère la question des monopoles économiques publics, sauf justement le fait qu’on a en principe rendu leur contrôle au politique (donc, en théorie, au peuple, dans notre belle démocratie…)

S’agissant du statut des monopoles publics au sens constitutionnel.
Si une entreprise est nationalisée : certains, comme vous sans doute, la distinguerons d’un « pouvoir public au sens constitutionnel » ; il n’en demeure pas moins, déjà, qu’elle reste soumise à l’article 8 P-1946, qui n’exclut pas l’idée que ses dirigeants soient élus par l’ensemble de ses fonctionnaires (et non pas élus par le peuple - l’article 9 en fait la « propriété de la collectivité », mais l’article 8 confie sa gestion à l’ensemble de ses salariés) ; d’autres, comme moi, y verront un pouvoir public, d’une part car elle est dédiée à la mise en oeuvre d’un service public, et que ses décisions administratives ont souvent une portée politique assez directe, d’autre part parce que, comme entreprise, son statut économique particulier (ses « privilèges », en un sens) méritent en retour des garanties publiques particulières, notamment en matière de contrôle démocratique de ses pouvoirs politiques, par le biais du contrôle de ses dirigeants. Maintenant, ces fonctionnaires doivent être considérés en partie comme des professionnels, et la simple élection par le peuple dans son entier ne me parait pas trop répondre à ce besoin légitime de contrôle et de mise en place de contre pouvoirs politiques. Je préfère a priori combiner le principe de la reconnaissance des pairs dans les métiers concernés, s’agissant du processus électif, et d’autres mécanismes de contrôle et de décision sur les politiques de l’entreprise, qui eux, soient ouverts à tous les citoyens.

Je suis désolé de n’être ni plus clair ni plus rigoureux : pour le moment, je n’ai pas assez de temps à consacrer à cette réfexion qui me parait être extrêment importante, et tout à fait à sa place dans ce volet.

Sam,je parlais du paragraphe suivant de votre message :

Le fait que l’entreprise soit traitée comme un pouvoir public (JR n°3117 ; un principe que Jacques défend depuis l’origine du forum) ne suffirait pas, a priori, à me faire dire non sans d’abord nuancer la question. De quelle entreprise s’agit-il ?

JR

À Jacques

cette phrase mal rédigée visait à introduire l’ensemble de mon propos, mais celui-ci considérait plusieurs aspects, et j’ai eu beau y passer cinq minutes, difficile d’introduire ça proprement par un même bout…

J’annonçais vouloir décliner l’idée : « nuançons la question », et « de quelle entreprise s’agit-il ? »

J’ai dit : supposons d’abord que l’entreprise concernée est propriété de la collectivité. « L’entreprise [est] traitée comme un pouvoir public » dans la proposition de Francis (cas de certaines entreprises) puisqu’il propose que le peuple en élise les dirigeants. Vous aviez répondu : « les entreprises […] d’État, ne sont pas des pouvoirs publics ». Le dernier paragraphe de mon message 3124 disait que je n’en suis pas convaincu, je pense qu’il faudrait en débattre.

J’ai dit ensuite : supposons que c’est un oligopole privé, et enfin : supposons que c’est n’importe quelle entreprise mais qu’on a remplacé l’idée d’élection « par le peuple » des dirigeants et cadres principaux par celle d’une élection par l’ensemble des salariés (des membres de l’entreprise).

Sam (3132).

Plus précisément, j’ai écrit :

« Or, les entreprises, même les entreprises d’État, ne sont pas des pouvoirs publics au sens dont il s’agit ici, même si leur activité (comme toute activité d’ailleurs, y compris celle des particuliers) peut retentir sur la marche du gouvernement et de la société. »

« Pouvoirs publics au sens dont il s’agit ici » : c’est-à-dire, au sens constitutionnel (gouvernemental). Je veux bien que nous en discutions, mais ça me paraît assez indiscutable. JR

Bonjour Jacques

Je ne souhaite pas, personnellement, discuter de la question soulevée (n°3137), fut-elle discutable. Je crois que c’est une approche faible (bancale) de la constitution que de commencer par discuter si une instance est un pouvoir public et de chercher ensuite des modalités de « gouvernement ». Je préfère justement traduire « (régime) constitutionnel » par « état de droit », et suivre cette approche : le gouvernement (au sens large) s’y exerce par des lois, et les lois y sont ce qui protège les libertés et les droits de tous contre celles et ceux des plus puissants.

Je ne veux pas vous forcer à développer vous-même sur le mode de la proposition, mais vos interventions laissent parfois penser que vous considérez que la constitution ne peut rien faire pour empêcher la concentration de pouvoirs économiques. Vous ne dites pas simplement que les entreprises ne sont pas des pouvoirs publics, vous ajoutez que la constitution doit se borner à organiser des pouvoirs publics. Je pense que c’est sur ce second point qu’il faut être précis, et je ne suis pas d’accord avec vous sauf si vous précisez bien (je pense que nous sommes d’accord) que la définition de l’organisation des pouvoirs publics englobe celle de leurs missions, le cadre desquelles est explicité par une Charte des droits fondamentaux, comprenant des principes sur l’objet et les limites des lois.

L’article 16 de la DDHC mentionne clairement que la constitution tient à la garantie effective des droits fondamentaux des individus. Cela n’entend pas que la Charte soit incluse dans la constitution, mais ça implique assurément que la formule « définition de l’organisation des pouvoirs publics » est une définition incomplète de la constitution. On sait déjà qu’il faut que soit définie la séparation des Pouvoirs, mais cela mis à part, il faut bien une référence à la charte de droits, ainsi que l’inclusion de principes fondant le régime des lois sur celle-ci.

Si vous prenez la « Charte » américaine, les droits fondamentaux des individus n’y sont pas exprimés comme une chose que les pouvoirs publics sont tenus de garantir, mais comme une chose qu’ils sont tenus de respecter eux-mêmes. Cela protège les citoyens contre les lois et les actes gouvernementaux illégitimes, mais ça ne fait pas un régime où la loi est tenue de protéger les faibles contre les effets des libertés des puissants (de l’économie). Je ne veux pas me satisfaire d’une telle base ; si j’accepte un contrat qui fonde un gouvernement puissant, je le fais précisément pour qu’il protège les droits de tous contre les effets des libertés des pouvoirs naturels les plus développés ; si je veux simplement me protéger des abus de pouvoirs du gouvernement que j’aurais accepté, alors mieux vaut que je ne reconnaisse pas de gouvernement… (enfin, ça, ça se discute).

Prenons le principe de l’article 8 du Préambule de 1946, principe auquel j’avoue être très attaché. Il apporte non pas une disposition qui mettrait l’entreprise sous le contrôle de l’ensemble des citoyens ou celui de leurs représentants, mais il tient compte de la relation de subordination naturelle du salarié vis-à-vis du patron, et protège le premier en lui donnant un droit sur la gestion de son travail et celle de l’entreprise.

Voyez l’article édité dans le message n°2575 (la question de Francis semblait faire suite à ce message), je crois qu’il pose bien la problématique :
Il commence par dire que certaines entreprises, « para-étatiques », concentrent tellement de pouvoir économique qu’elles ont acquis du « pouvoir politique » et même créé une anti-constitution, sapant l’État du droit, …
Mais lesdits pouvoirs politiques ne se confondent pas avec les pouvoirs publics ; les premiers s’exercent par le biais des seconds.
Ce sont des carences de la constitution qui conduisirent l’État à soutenir ces pouvoirs privés, donc à les imposer à la société, se faisant ainsi lui-même un instrument de domination.
Les réformes constitutionnelles devront non pas modifier « élever le statut politique » des entreprises en vue de faire élire leurs dirigeants, par exemple, mais au contraire, l’abaisser et empêcher sévèrement ces entreprises de nuire, ce en défendant effectivement les droits et la propriété des individus.

Constitutions et politiques économiques

Bonjour à vous Sam (3138).

En effet, je considère qu’une constitution doit se limiter aux question d’organisation et de fonctionnement (vous oubliez ce second point) des pouvoirs publics. Ceci pour la raison que les règles constitutionnelles s’imposent à tous au-delà des politiques, et que ce serait donc limiter la liberté politique (lier les mains aux citoyens) que d’introduire dans la constitution des règles comme celles que vous envisagez - par exemple au sujet de la concentration ou de la non-concentration des pouvoirs économiques (question de politique économique s’il en est).

C’est en grande partie parce que le TCE imposait des politiques économiques qu’il m’avait paru inacceptable. On peut en dire autant pour le traité de Lisbonne, même s’il ne porte pas le nom de « constitution ».

À mon avis, c’est à la loi qu’il appartient de fixer les politiques, pas à la constitution.

Pourtant, vous vous rappellerez que suite à une discussion sur ce site, à laquelle vous avez très activement participé, les dispositions suivantes ont été introduites dans l’avant-projet de constitution UE de la CIPUNCE (Rév. 14) :

[i]"Article [82] : Principes socioéconomiques à caractère constitutionnel

"1. Principe socioéconomique général. La Confédération a pour principe que l’économie est au service de la société et de ses membres.

"2. Libertés économiques

"a) La liberté d’entreprise est garantie.

"b) La liberté de circulation des personnes, des biens et des services et la liberté d’établissement sont garanties à l’intérieur de la Confédération et en conformité avec son droit.

"c) Les points [a) et b)] du présent article s’entendent sous réserve des autres dispositions de la Constitution et de la faculté pour la Confédération de prendre des mesures d’exception dans son intérêt, celui des États membres et celui des populations.

"3. Biens publics. Est bien public tout bien que la loi range dans le patrimoine commun. Un bien public n’est aliénable que par la loi.

"4. Services publics. Tout service d’intérêt économique général impliquant égalité d’accès, continuité et adaptabilité et tout monopole de fait constituent des services publics. Il appartient à chaque État membre de fixer par la loi les modalités de prestation de ces services, notamment de décider dans chaque cas s’il convient de recourir à l’expropriation pour cause d’utilité publique.

« 5. Modalités d’application des principes socioéconomiques. La loi organique précise les modalités d’application des principes énoncés au présent article. »[/i]


Il me semble que ces dispositions, presque toutes transposables dans une constitution nationale, reflètent vos préoccupations. Mais on ne peut pas tout mettre dans une constitution, et ce n’est pas souhaitable. De plus, qui dit « régime constitutionnel » ne dit pas « état de Droit » : l’état de Droit ne se limite pas aux règles constitutionnelles.

Amicalement. JR

Non-concentration des pouvoirs économiques

Bonjour Jacques.

Je me souviens, bien sûr, de nos discussions et de ces éléments du projet de CIPUNCE, que j’ai approuvés en l’état. J’ai aussi pu constater que nous sommes d’accord, pour l’essentiel, sur un autre point qui participe du cadre institutionnel affectant les politiques économiques : le régime de la monnaie. AJH a lancé son volet dédié à la question après que nous ayons déjà avancé dans celui-ci ; il va de soi que ces deux volets sont liés. Citons encore celui discutant du régime de la propriété. (J’avais fait la synthèse de ces débats, synthèse qu’Étienne a placé en tête du fil de discussion). Je n’ai pas manqué d’y distinguer propriété de biens de production et propriété privée de biens d’usage.
Nous avons encore du travail, mais les choses avancent, assez prudemment, je crois.

Faisons quelques distinctions sur le sens de mes diverses interventions, ici.
Dernièrement, j’ai essayé de discuter de la disposition proposée par Francis, et mon premier objectif a été de montrer que ces propositions « brutes » peuvent et devraient être déclinées de manière à s’appuyer sur des dispositions constitutionnelles admissibles.
Je ne me souviens pas d’avoir moi-même introduit, ces derniers temps (*), des propositions de dispositions précises pour limiter la concentration des pouvoirs économiques. Cela dit, je ne perds pas de vue qu’un ensemble de dispositions acceptables dans une constitution, dont plusieurs ont déjà été discutées et ont fait parfois l’objet de consensus, permet d’atteindre ce but.

Tout comme je ne souhaite pas commencer une discussion par une prédéfinition de ce que sont ou ne sont pas les pouvoirs publics, je ne souhaite pas le faire en posant déjà que la non-concentration des pouvoirs économiques est purement une question de politique économique. C’est une approche « faible » qui ne fera que nous disperser.

Oui, « l’état de Droit ne se limite pas aux règles constitutionnelles » mais le premier n’existe que dans un régime constitutionnel, et la constitution est au sommet de la hiérarchie des normes.
Nous savons tous deux qu’il ne s’agit pas de mettre n’importe quelle disposition dans une constitution, mais il me semble que vous n’avez pas vraiment répondu sur un aspect dont je prétends qu’il doit transparaître dans la constitution, aux côtés de ce qui définit purement l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics, pour poser précisément ce que doit être le cadre du droit : les lois doivent être fondées sur les libertés et droits fondamentaux des individus (ces « droits de l’homme » ne se réduisant pas aux libertés politiques, qui sont les « droits du citoyen »). C’est une notion, un fondement, que je n’invente pas, et qui a été bien mise en avant du temps des Lumières, au point d’avoir inspiré les constitutions américaine et française. Le tiers des dispositions de la DDHC, à commencer par la moitié de son article 16, définissant la constitution, sont ce que j’appelle « des principes sur l’objet et les limites des lois » fondant celles-ci sur les libertés et droits fondamentaux des individus.
Ce fondement précis, je n’entends pas le remettre en cause ici. Je vous invite simplement à le rappeler vous-même à l’occasion. Votre « principe de justice sociale », lui-même, ne se borne pas à cadrer l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics : il introduit la notion de bien-être des individus, et une notion de « partage des responsabilités » qui donne une dimension politique aux effets de libertés civiles.

Vous dites que des dispositions constitutionnelles empêchant notamment la concentration des pouvoirs économiques tendraient à « limiter la liberté politique (lier les mains aux citoyens) ». Il me semble qu’il y a là une confusion : elles limiteraient les libertés civiles, non pas, a priori, les libertés politiques. Et comme je le rappelais au paragraphe précédent, dans un état de droit, la loi a toujours pour effet de limiter des libertés (civiles, parfois politiques). Je ne vois donc pas de problème à cela.

J’ai fini mon message n°3138 en synthétisant des propos qui ne sont pas les miens, et qui disent, en substance, qu’il suffit de s’en tenir à faire effectivement respecter les droits individuels, notamment la propriété de chacun, pour limiter le pouvoir politique découlant de la concentration de pouvoirs économiques. Il n’y a rien de révolutionnaire dans cette approche.

(*) Mes propositions concrètes, sur ce volet, sont réunies dans le message n°213 : http://etienne.chouard.free.fr/forum/viewtopic.php?pid=213#p213 Je n’y reviens pas pour le moment ; ce n’était pas, du moins, l’objet de la discussion en cours.