Albert Jacquard : « Je suis devenu un surhomme grâce aux autres »
Miroir. Avec « Dans ma jeunesse » (Stock), le généticien s’interroge, à partir d’une blessure secrète jamais révélée, sur ce qui fait un homme.
« Dans ma jeunesse » d’Albert Jacquard (éditions Stock).
Le Point : On croyait connaître Albert Jacquard, le généticien, le feu follet médiatique, le militant permanent engagé sur tous les fronts. Voilà qu’on découvre dans ce livre un autre homme marqué au fer rouge par une blessure d’enfance. Quel est le véritable ADN d’Albert Jacquard ?
Albert Jacquard : Mon enfance s’est arrêtée à 9 ans à Lyon. C’était un 31 décembre, il faisait froid, il pleuvait, il y avait sans doute du verglas. Mon père conduisait. Les roues de la voiture se sont coincées dans un des rails du tramway. Et le tram est arrivé. Un choc de fin du monde. Mon plus jeune frère, 5 ans, a été tué sur le coup. Mes grands-parents paternels sont morts le lendemain. Moi, j’ai survécu. Je suis passé entre les mains des chirurgiens, qui ont fait ce qu’ils ont pu avec mon visage. Les miroirs du monde sont devenus mes ennemis intimes. Dans ma famille, on ne faisait pas de photos, je n’ai découvert que récemment à quoi je ressemblais avant l’accident. Ma belle-fille a retrouvé trois photos de moi, d’avant. Quand je me suis vu, cela ne m’a rien fait…
Vous écrivez : « Celui que vous voyez, ce n’est pas moi. Albert Jacquard, vu de l’intérieur, il ne ressemble vraiment pas à ça »…
Pendant trente-cinq ans, j’ai opposé aux autres un « masque de fer ». Je n’ai pensé qu’à moi. Je ne me suis occupé que de moi. « Moi » remplissait l’univers. Parce que je ne me reconnaissais pas dans le regard des autres. J’ai mis du temps à le comprendre, mais la seule chose qui compte, c’est la rencontre avec les hommes. Ce sont les rencontres qui vous construisent et vous donnent de l’énergie. Quand vous vous privez de l’autre, vous commencez un peu à vous suicider. Je suis devenu un surhomme grâce aux autres. Le surhomme n’est pas un super-héros mais un être multiple. Pour devenir un surhomme, on ne peut pas compter sur Dieu, mais sur les autres. Après avoir été un autre malgré moi, je suis devenu plus que moi-même grâce aux autres. Je ne suis pas seulement un assemblage d’organes, de cellules, de molécules, d’atomes ; ce qui me « fait » aussi, c’est l’ensemble des liens que j’ai pu tisser. Il faut renoncer au concept de « personne unitaire ». Ce que la science et la vie nous apprennent, c’est que « je » est une multitude. Les hommes dépendent les uns des autres pour former la communauté humaine, comme les molécules pour fabriquer un corps.
Repoussé par le regard des autres, vous êtes donc allé dans les livres chercher vos premières rencontres ?
Ma famille vivait à Soissons. Mon souvenir de cette ville, ce n’est pas la cathédrale, mais l’odeur d’encaustique de la bibliothèque. J’y courais dès que j’avais cinq minutes. C’était mon point d’ancrage pour ne pas couler. J’avais là le monde entier à mes pieds. Je pouvais tout apprendre, je voulais tout savoir. Sur la Russie, notamment. Pourquoi la Russie ? À cause de ma rencontre avec Dostoïevski. Avec lui, j’avais le sentiment d’approcher quelqu’un qui me parlait personnellement. Cette vie d’après l’accident avait pour moi le goût du rabiot. Cette ration inespérée que l’on reçoit en plus à la caserne.
Vous racontez qu’à 9 ans vous êtes « reparti de zéro ».
Je suis né une seconde fois. Naître, c’est sortir du ventre de sa mère, la deuxième naissance, c’est accéder à la lucidité. L’accident m’a révélé la finitude. L’irréversibilité de la mort. Le temps va toujours dans la même direction, tout ce qui a eu lieu a eu lieu définitivement. Le cerveau que l’on reçoit à la naissance contient 100 milliards de neurones. Puis les connexions se mettent en place au rythme de 2 millions par seconde. Mais la construction de ce cerveau est aléatoire. Il suffit d’un coup de pied ou d’un sourire pour bifurquer vers autre chose, et c’est irréversible. Celui que je suis devenu, nul n’en a jamais tracé les plans. Tout le monde se fiche qu’Albert Jacquard ait existé, mais c’est un événement irréparable. Aussi irréparable que l’accident. Ce rail de tramway qui sortait du bitume, il s’en est fallu de quelques centimètres pour que l’accident n’arrive pas. Mais ce qui s’est passé ensuite a été irréparable : ma famille décimée, le ravaudage maladroit de mon visage… Mon énergie vient de là. Du sentiment qu’un jour tout sera fini et de cette passion à ne pas subir le temps. C’est la grande différence entre les animaux et nous. Eux ont conscience du temps, ils s’ennuient éventuellement, mais ils sont incapables de savoir que demain existera. La chance de l’homme, c’est qu’il peut penser : « Je serai peut-être mort demain. »
Cette fascination pour le temps qui passe, qui dégrade, qui arrête, vous pousse vers la biologie, puis la génétique…
Ce que j’admire dans la vie, c’est sa robustesse, cette capacité à combattre le pouvoir destructeur du temps. La découverte la plus extraordinaire pour moi remonte à plus de cinquante ans. C’est celle de l’ADN. Qu’est-ce que la vie ? Dans le dictionnaire, c’est le propre des êtres qui sont nés et qui ne sont pas déjà morts, ça tourne en rond. L’ADN a changé la définition de la vie. Cette molécule a un pouvoir extraordinaire : celui de se reproduire en faisant une copie d’elle-même. Elle contient toutes les informations génétiques d’un individu. À partir de cette découverte, la vie est devenue synonyme de reproduction. Quant à savoir où va l’humanité… Ce que je sais, c’est que l’homme est localement et provisoirement présent. Le processus de la connaissance scientifique ne fait jamais appel à une croyance.
Justement, vous accusez le catholicisme d’avoir fait de vous un menteur ?
Après l’accident, mes parents se sont recroquevillés sur la religion ; moi, j’ai eu la révélation de la finitude, et la finitude était incompatible avec l’idée de religion. Mes parents étaient catholiques de la même façon évidente qu’ils étaient de droite. Moi, j’ai beaucoup fait semblant : semblant de croire, semblant de prier. La religion triche. Quand un théologien vous explique par exemple que Dieu est unique, qu’il est « Un ». Cette unicité divine est le fondement des religions monothéistes. Pourquoi « Un » ? Pourquoi pas 25 ? « Un » est un point d’arrêt entre l’absence de Dieu et la prolifération des dieux. Et d’abord pourquoi compter Dieu ? Le plus drôle au final, c’est qu’associer le concept de Dieu au nombre « Un » conduit au… vide. En mathématiques, « un » est le nombre cardinal de l’ensemble des ensembles vides. En clair, la religion ramène à l’absence de Dieu.
Pourtant, Jésus-Christ, ce révolutionnaire non violent, avait tout pour vous plaire ?
Je l’ai approché par l’intermédiaire d’un jésuite, mais je n’ai pas eu de contact personnel, l’homme est resté lointain. Il n’y a pas eu de symbiose, comme avec Dostoïevski. Son programme de vie exposé dans le Sermon sur la montagne - « Aimez vos ennemis… » - est parfaitement contradictoire avec ce qui est à la base de notre société occidentale : la compétition ! Notre monde est empoisonné par la performance.
Vous dénoncez le culte de la performance et vous avez fait Polytechnique, qui en est l’un des symboles !
En fait, je voulais faire Normale, parce que c’était plus difficile que Polytechnique, mais j’ai été recalé en mathématiques. J’étais un élève brillant, parce que je voulais attraper le regard des autres, les séduire, avec la certitude que ce serait un échec neuf fois sur dix. À Polytechnique, il ne s’agissait pas de faire bien, mais de faire mieux que les autres. J’ai même défilé sur les Champs-Élysées avec un bicorne et une épée ! J’avais 20 ans et je ne me posais pas beaucoup de questions.
Pourquoi dites-vous : « J’étais dans le camp des salauds : ceux qui laissent faire et finalement attendent que toutes les choses s’arrangent » ?
Pendant la guerre, ma famille était dans le déni. « Juif », je ne savais même pas ce que signifiait ce mot. À la maison, je ne l’avais jamais entendu prononcer. Je crois pouvoir dire que nous avons oublié la guerre. Comme beaucoup, nous avons fait le dos rond en attendant que ça passe. J’avais 20 ans, j’aurais pu m’engager dans la Résistance. Je n’y ai pas songé un instant. Recroquevillé sur mon histoire personnelle, j’ai vécu la Libération comme un événement extérieur. Jusqu’en octobre 1961, j’ai été un passager de l’histoire. Et puis, un matin, j’ai ouvert le journal et découvert que, juste en bas de chez moi, la police avait jeté dans la Seine des manifestants algériens. Je n’avais rien vu, rien entendu.
Aujourd’hui, on pourrait presque vous reprocher d’être « sur-engagé ». Est-ce une façon de compenser ?
Probablement. C’est un rattrapage. Je suis passé de l’indifférence au monde à l’engagement. J’essaie désormais d’être dans le camp de ceux qui réagissent. Ce n’est pas de la « fraternité », mais de la « solidarité ». La fraternité est subie, la solidarité est désirée. J’essaie de remplir avec les autres le temps qui me reste. Agir permet aussi de se connaître. J’ai mis du temps à chercher qui j’étais. Avec l’âge, je commence à m’en approcher. Comme disent les enfants, « je brûle ».
Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens
« Dans ma jeunesse » (Stock, 112 p., 10 euros). À lire également : « Exigez ! Un désarmement nucléaire total », avec Stéphane Hessel et l’Observatoire des armements (Stock, 72 p., 5 euros).