Je me permet de relancer un peu le débat ici suite à la conférence-débat au Palais de Tokyo avec Laurent Henninger (qui d’ailleurs est intéressant au niveau des connaissances, mais le fait rentrer mal à point dans le débat).
https://www.youtube.com/watch?v=k0fHC0iyouU#t=4805
Ce débat relance la question du rôle, de la place, de la législation sur les armes dans une démocratie « idéale ».
Etienne semble avoir été plus ou moins séduit par la logique « américaine », selon laquelle un citoyen libre est un citoyen qui a les moyens physiques de se défendre contre un Etat oppressif, et donc a accès aux armes. Il est absolument certain qu’in fine, si la loi et la constitution sont violées par les puissants, c’est pas avec des pétitions qu’on fera cesser ces abus. Il faut bien, d’une manière ou d’une autre, des armes parmi la population civile. Mais c’est une généralité théorique sans contenu concret. Et autant cette nécessité d’avoir une capacité de résistance à l’oppression et à l’arbitraire de puissants est une chose, autant on peut aussi étudier la question -qui n’est pas la même- du droit, de la responsabilité, de la sécurité des citoyens quand à la possession d’armes.
On a donc deux aspects:
-nécessité que le peuple soit armé dans le but de pouvoir résister à l’oppression
-droit et limites du droit individuel à la possession d’armes
Attention, car cette nécessité collective d’auto-défense contre l’oppression ne permet en rien de présumer d’un quelconque droit individuel et particulier: on peut imaginer un système d’arsenaux publics, dont le déverrouillage et l’ouverture ne peut être obtenue que par l’insertion de plusieurs centaines de clés magnétiques, confiées à des citoyens tirés au sort. Par ailleurs, on ne peut pas laisser le droit individuel aux armes illimité, car alors le SMICard aurait un vieux fusil à verrou et quelques dizaines de cartouches, et l’ultra-riche une armada de porte-avions, chars lourds et autres engins de guerre, et la structure de domination et d’oppression deviendrait simplement insubversible.
L’armement « public » est assez problématique. Il est évident que les armes portatives/individuelles sont largement insuffisantes à assurer l’objectif de résistance à l’oppression face à un Etat ou une entité de ce genre, qui a potentiellement la capacité d’enrôler à son service des moyens bien supérieurs. Si les armées « étatiques » du monde luttent entre elles à coup de sous-marins nucléaires, pour s’affranchir totalement du risque de dictature, il faut que l’armée populaire ait des moyens au moins égaux, sinon supérieurs. On peut cependant prendre en compte le facteur humain, et dire que dans une démocratie idéale, une grande partie du personnel de l’armée déserterait si les puissants commençaient à leur donner des ordres contraires à l’éthique, rendant ce matériel inutilisable par faute de « main d’oeuvre ». On peut donc préparer l’armée populaire pour être en état de battre une force moindre, moins organisée et moins bien fournie que ne l’est l’armée en temps normal. Cependant, même diminuée, amoindrie et désorganisée, on ne peut espérer battre une armée passée sous la coupe des dictateurs sans un matériel moderne, puissant et efficace. Du matériel rigoureusement militaire, qu’il est inconcevable de laisser entre des mains privées, et qui doit être exclu du droit individuel à la possession d’arme, sans même que cela ne fasse débat. Je parle ici de bases aériennes toutes équipées, de navires de guerre, de centres de « renseignement » en liaison avec des satellites, etc. Bref, de matériels, équipements et infrastructures de guerre moderne.
Réfléchir à organiser la possession commune, le financement, l’entretien, et la « mise en utilisation » de tout ce matériel de l’armée du peuple, aussi bien contre les menaces extérieures qu’intérieures, est une tâche plutôt déplaisante, à cause notamment du formatage antimilitariste dont on est tous victimes. En plus, on se figure extrêmement mal les nécessités militaires modernes (ou même anciennes). Bref, on est à peu près à poil, en tant que citoyens, pour simplement réfléchir à organiser notre auto-défense sérieusement. C’est un problème. On a cependant la chance que ce ne soit pas une priorité absolue, qui n’a pas forcément à être traitée en détail dans la Constitution. On peut se borner à écrire qu’il doit exister une capacité, activable à tout moment, pour le peuple de se défendre face à l’agression d’une force armée étatique, reposant sur les mêmes principes démocratiques que le reste de la Constitution (alors qu’il me semble tout de même préférable que l’armée de métier soit un minimum disciplinée et hiérarchisée).
Par contre, le droit individuel à la possession et à l’utilisation d’armes légères est une toute autre matière. Contrairement à la capacité d’auto-défense du peuple, c’est loin d’être une nécessité (hormis pour la chasse: que ça plaise aux écolos ou non, les chasseurs assurent un rôle de régulation des espèces nuisibles, et ils sont absolument irremplaçables même à moyen terme). Les progrès militaires ont rendus les armes légères peu efficaces face à une armée moderne, et les IEDs en Irak et Afghanistan ont fait plus de morts et sont un danger bien plus réel pour les troupes américaines que les kalachs ou même les lance-roquettes. En ce moment même, Tsahal est en train de démontrer l’impuissance totale de l’armement léger du Hamas, et bombarde à tour de bras sans enregistrer la moindre perte, dans un show spectaculaire de représailles gratuites (terrorisme) contre une population considérée collectivement coupable. L’argument de l’arme dans chaque foyer pour lutter contre la dictature est donc assez faible, même s’il est vrai que « c’est toujours ça ».
Vient ensuite l’argument de la sécurité publique. Là on constate une chose intéressante: il se retrouve aussi bien en faveur d’un droit assez souple, large et tolérant, qu’en faveur d’un droit très restrictif. L’argument des « pro-armes », c’est qu’une personne armée est un risque mortel pour le truand, et que le fait de savoir que la cible potentielle peut être armée a, en soi, un fort pouvoir dissuasif, et donc contribue à la sûreté publique. L’argument des « anti-armes », c’est qu’une personne armée devient d’un seul coup beaucoup plus dangereuse, dans le sens où la gravité des blessures et le risque de mort est très accru comparé aux poings, battes, couteaux, etc, et qu’une profusion d’armes implique une élévation drastique des chances qu’une « situation chaude » se termine beaucoup plus mal. Difficile de départager ces deux argumentations. Les « pro-armes » signalent en plus que si les « law-abiding citizen » (les citoyens qui respectent la loi) se conformeront plutôt convenablement aux restrictions, les truands, eux, ne le feront pas, et qu’interdire les armes par la loi n’aura pas grand effet sur les meurtres liés au banditisme, aux guerres de gangs, à la criminalité, les armes étant pour eux des « outils de travail » plus ou moins coûteux selon qu’il est facile ou difficile de s’en procurer.
Vient enfin l’argument du droit « pur ». Le droit conféré « de base » lorsqu’il n’y a pas d’excellente et nécessaire raison d’interdire. Le droit qui existe parce qu’on ne reconnaît à personne l’autorité d’interdire cela. Cette mentalité-là est assez présente aux USA, à peu près inexistante en France, c’est un fait. Cependant, ça me paraît moi assez légitime qu’on ne perpétue pas « par tradition » des interdictions dont on aura pas réussi à prouver la nécessité, ou tout au moins la très importante utilité. Qu’il ne faut pas partir « de base » d’une régime d’interdiction, mais au contraire de droit, et ensuite le restreindre en fonction des nécessités (peut-être pourrait-ce être un principe de la Constitution?). C’est discutable.
Il faut savoir qu’actuellement, la loi classe les armes en quatre catégories:
a) rigoureusement interdites et inaccessibles au public: armes en « full-auto », bazooka fonctionnels, explosifs militaires, armes dissimulées (pistolet stylo, etc)
b) interdites, sauf dérogation (autorisation préfectorale): quasiment toutes les armes de poings, armes longues semi-automatiques
c) autorisées sous condition (licence ce tir ou permis de chasser): armes longues de chasses et de tir à un coup par canon, à rechargement manuel jusqu’à onze coups (une cartouche dans la chambre, dix dans la magasin), ou semi-auto jusqu’à trois coups (une cartouche dans la chambre, deux dans le magasin)
d) globalement autorisés (mais éventuellement soumises à déclaration): armes dont le modèle est antérieur à 1900, armes neutralisées (inaptes au tir et non fonctionnelles), armes blanches
Cette loi me paraît globalement assez bonne, et équilibre plutôt bien le compromis entre droit individuel et méfiance générale/sécurité, de manière assez adéquate avec la « mentalité française » sur cette question. Personnellement, j’aurais juste tendance à introduire des facilités particulières pour le rachat par les citoyens des armes de surplus, qu’il a déjà payé de sa poche par les impôts. On retrouve aux USA à 100$ des armes réglementaires (et obsolètes) qui ici se vendent dans les 500-700€, et c’est particulièrement peu compréhensible notamment pour les fusils à verrou dont la dangerosité est tout de même très limitée. Il faut quand même savoir que des armes produites peu après la Guerre de 70 (systèmes Lebel et Berthier) étaient encore classés dans la même catégorie que les AR15 (« M16 ») semi-auto civils il y a à peine quelques années de cela!
A mon sens, plutôt que changer les lois encadrant l’achat et la possession d’armes, que je trouve assez équilibrée et logique, ce qu’il faudrait ce serait plutôt dédiaboliser les armes. Parce qu’un citoyen qui a la phobie des armes (et la haine de l’armée, fût-elle populaire et a-hiérarchique) a malgré tout une moindre capacité de résistance. Et qu’un citoyen désarmé est un citoyen moins puissant.