[b]Balladur 1995 : les secrets de la décision du Conseil constitutionnel[/b]
Octobre 1995, rue Montpensier, à Paris. Roland Dumas, président du Conseil constitutionnel, lève la séance. Les neuf membres de l’institution viennent de se livrer à un exercice encore inédit sous la Ve République: contrôler les comptes de campagne des candidats à l’élection présidentielle (remportée quelques mois plus tôt par Jacques Chirac).
En cinq jours de débats, ils ont rejeté un seul dossier pour irrégularité – celui de Jacques Cheminade (0,28% des voix). Sur tous les autres, les «Sages» ont apposé leur tampon – permettant le remboursement par l’Etat d’une partie des dépenses engagées. Pour marquer ce moment historique, Roland Dumas invite tout le monde à déjeuner: ses huit collègues, mais aussi les dix rapporteurs adjoints du Conseil.
Désignés trois mois plus tôt, ces hauts fonctionnaires, maîtres des requêtes au Conseil d’Etat ou conseillers référendaires à la Cour des comptes, ont abattu seuls le travail d’«instruction»: pour évaluer l’exhaustivité et la sincérité des comptes, ils ont épluché les volets dépenses et recettes, les factures présentées par les candidats, les listes de donateurs, etc.
Ce jour-là, au moment où le Conseil lève le camp, ils se braquent et refusent l’invitation – une claque pour Roland Dumas. [bgcolor=#FFFF99]En fait, ces rapporteurs sont excédés, certains écœurés: alors qu’ils recommandaient le rejet pur et simple du compte d’Edouard Balladur, leur avis vient d’être balayé en séance par les «Sages», qui ferment les yeux sur une recette de 10 millions de francs en espèces d’origine non justifiée…[/bgcolor]
Quinze ans plus tard, ce secret – censé dormir dans les archives de la rue Montpensier jusqu’en 2020 – s’étale au grand jour: vendredi 8 octobre, Libération a publié des extraits des conclusions rédigées par les rapporteurs à l’époque. En fait, c’est la Brigade centrale de lutte contre la corruption de Nanterre qui a fouillé les archives du Conseil constitutionnel, dans le cadre d’une enquête préliminaire en marge de l’attentat de Karachi sur l’hypothèse d’un financement illégal de la campagne d’Edouard Balladur (par le biais de «rétrocommissions» récupérées sur des ventes d’armes au Pakistan).
Avec quinze ans de «retard», Mediapart a reconstitué cet épisode peu reluisant: comment le Conseil, garant de la régularité de l’élection du Président, a-t-il pu valider un compte jugé irrégulier par ses propres rapporteurs?
Dix millions dans un coffre
Tout démarre, en fait, le 12 juillet 1995 : Roland Dumas désigne ce jour-là une équipe de dix «adjoints», qui vont se répartir les comptes de campagne tout juste déposés par les candidats – dont ceux d’Edouard Balladur (éliminé dès le premier tour), de Lionel Jospin (battu au second) et de Jacques Chirac (entré le 17 mai à l’Elysée). Parmi ces hauts fonctionnaires, pas mal sont trentenaires, scrupuleux, le mors aux dents. [bgcolor=#FFFF99]Mais leur tâche de contrôle s’annonce périlleuse: ces rapporteurs n’ont aucun pouvoir d’investigation réel – en tout cas pas ceux d’un officier de police judiciaire.[/bgcolor] Ils peuvent simplement réclamer – sinon quémander – «toute information utile» ou «document relatif aux recettes et aux dépenses», auprès des intéressés ou de tiers. Ce manque de moyens tranche avec l’énormité des enjeux : si le compte de Jacques Chirac est rejeté, son élection sera tout bonnement annulée; si le dossier d’un perdant est retoqué, ce dernier perdra son droit au remboursement par l’Etat d’une partie de ses frais de campagne – en clair, il sera ruiné…
Trois d’entre eux empoignent le dossier de l’ancien Premier ministre, Edouard Balladur, qui a présenté le bilan suivant (pour ses 12 mois de campagne):
[bgcolor=#FFFF99]Très vite, les rapporteurs froncent les sourcils, surpris par deux incongruités majeures : d’abord, un paquet de dépenses ne sont pas comptabilisées dans les 83,8 millions déclarées (sachant qu’un plafond légal de 90 millions a été fixé pour le premier tour de l’élection) ; ensuite, aucune pièce ne justifie l’origine d’un versement de 10,25 millions de francs en espèces, déposés en grosses coupures le 26 avril 1995 sur le compte bancaire de l’AFICEB (l’association de financement de sa campagne)…[/bgcolor]
Dès la fin du mois de juillet, les fonctionnaires entament un échange de courriers avec le représentant du candidat – Edouard Balladur ne répondra jamais en direct, malgré plusieurs lettres recommandées à son nom avec accusés de réception… [bgcolor=#FFFF99]À la fin de l’instruction, leur religion est faite : ils jugent indispensables de «rétablir l’exhaustivité des dépenses», en clair de réintroduire des millions de francs correspondant à des réunions publiques, des voyages outre-mer, des locations de permanences électorales, des frais de sécurisation de meetings, ou encore des sondages… Avec leurs calculs, le plafond légal est enfoncé.[/bgcolor]
Surtout, dans leur rapport, ils écrivent : «Le candidat ne sait manifestement pas quelle argumentation opposer aux questions» soulevées par le dépôt des 10,25 millions de francs, «dépourvu de tout justificatif». D’où vient cet argent liquide ? Des fonds secrets de Matignon ? D’un circuit de financement occulte ? Sinon, pourquoi tant de liasses déposées d’un seul coup ? Interrogé, le représentant d’Edouard Balladur a bien tenté deux explications : cette somme proviendrait de «ventes diverses de gadgets et de tee-shirts, ainsi que de “collectes au drapeau” effectuées lors des manifestations et réunions publiques» ; elles «auraient été accumulées dans un coffre-fort et déposées sur le compte bancaire globalement, à la fin de la campagne, pour éviter les transports de fonds»…
Mais les rapporteurs rappellent qu’il aurait fallu, dans ce cas, détailler les «recettes manifestation par manifestation», et produire «un relevé sommaire des objets vendus» – comme d’autres candidats l’ont fait, Lionel Jospin par exemple. Enfin, ils n’accordent aucun crédit à l’hypothèse de dons gardés au chaud et versés d’un bloc – d’autres sommes en espèces ayant été «déposées régulièrement sur le compte bancaire» (précisément 22 fois entre le 13 mars et le 14 avril 1995). Les fonctionnaires, au passage, s’autorisent un trait d’ironie cinglant : «On voit mal un ancien ministre des Finances (…) laisser dormir jusqu’à dix millions dans un coffre au lieu de les placer pour récupérer quelques intérêts…» En bref, à leurs yeux, l’équipe d’Edouard Balladur n’apporte «aucun commencement de preuve».
Dans leur rapport final, ils lâchent donc le mot fatidique, proposant le «rejet» du compte !
Pile en dessous du plafond légal
Et puis, au début du mois d’octobre, le «jour J» arrive, où le rapporteur principal doit présenter ces conclusions au Conseil constitutionnel. Il entre dans la grande salle, s’assied en face des neuf «Sages», réunis autour de leur table en fer à cheval, seuls habilités à voter. Il fait distribuer son «projet de décision» – la plupart des membres n’ont pas eu accès au dossier en amont et découvrent à cet instant seulement qu’un rejet du compte d’Edouard Balladur est préconisé… Le haut fonctionnaire insiste sur la recette douteuse de 10,25 millions de francs, sur les multiples «omissions» en matière de dépenses, devant un Conseil ultra gêné. A la fin, Roland Dumas suggère au rapporteur de sortir, pour revoir sa copie.
[bgcolor=#FFFF99]Car au fond, les «Sages» (nommés majoritairement par la gauche) jugent impensable de sévir : d’abord, ils rechignent à ruiner un ancien Premier ministre ; ensuite, ils comparent son dossier à celui de Jacques Chirac, dont le volet dépenses leur a posé d’énormes problèmes aussi – un dossier qu’ils ont fini par replâtrer et valider, faute de légitimité suffisante à leurs yeux pour annuler l’élection d’un président de la République installé depuis cinq mois et choisi par 16 millions de Français… Le Conseil constitutionnel, Roland Dumas en tête, croit n’avoir pas d’autre choix que d’apposer son tampon.[/bgcolor]
Le rapporteur du compte d’Edouard Balladur, cependant, fait de la résistance. Lorsqu’il revient, plus tard dans la journée, il a bien «corrigé» sa copie, mais pas suffisamment… Il doit ressortir. Puis revenir. In fine, le dépôt de 10,25 millions de francs est oublié ; et le fonctionnaire propose de réintégrer 6 millions de dépenses seulement, de telle sorte que le montant total des frais officiellement engagés par le candidat atteigne 89.776.119 francs, soit 223.881 francs de moins que le plafond autorisé (une marge ridicule de 0,25%…). Les dépenses de Jacques Chirac, elles, auront été arrêtées – comme par magie – à 40.000 francs du maximum légal ! Une farce…
Au final, seul Jacques Cheminade, candidat marginal issu du Parti ouvrier européen, dont le sort n’intéresse pas grand-monde, aura vu son compte rejeté (à cause d’un prêt sans intérêt), permettant au Conseil constitutionnel d’adopter un air sévère à peu de frais… L’un des rapporteurs, passablement dégoûté par cette séquence, lâchera ce mot, en quittant la salle du Conseil : «Tout ce travail pour en arriver là!»
Dans les mois qui ont suivi cet épisode, le Conseil constitutionnel a adressé une note au gouvernement, pour réclamer pouvoirs et moyens supplémentaires, dans la perspective du contrôle de la présidentielle de 2002…
Surtout, une fois ses neuf ans écoulés rue Montpensier, l’un des neuf membres du conseil a révélé le pot aux roses – à condition de savoir lire entre les lignes. Dans un article publié très discrètement dans les Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet (éditions Dalloz, 2003), Jacques Robert, professeur de droit, a regretté la «pusillanimité, pour ne pas dire (le) manque de courage (du Conseil) en matière électorale». «Nul ne peut sérieusement faire grief au Conseil constitutionnel de ne pas utiliser des pouvoirs (de coercition) qu’il n’a pas, a-t-il écrit. Mais qu’au moins, quand il a la certitude de mensonges avérés ou la preuve évidente de nombreuses dissimulations ou minorations de dépenses, il se montre impitoyable! Or nous sommes loin du compte…»
Dans une allusion transparente à Jacques Chirac et Edouard Balladur, le professeur revenait sur le manque cruel de sanctions proportionnées dans l’artillerie du Conseil : «Si le contrevenant est battu (à la présidentielle), les sanctions financières qui lui seront infligées peuvent le conduire à la ruine personnelle (…). Alors on couvrira du manteau de la plus Haute juridiction du pays la fraude souvent évidente de certains des plus hauts personnages de l’Etat… quitte à se rattraper peu glorieusement sur quelque petit candidat.» À propos d’octobre 1995, Jacques Robert confiait avoir passé, pour résumer, «des moments particulièrement difficiles et souvent inadmissibles».
Mercredi 13 octobre 2010 (quinze ans après !), le patron du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Jean-Marc Ayrault, devrait demander officiellement au Conseil constitutionnel d’ouvrir ses archives et de «libérer» des documents devenus capitaux pour le travail du juge Renaud Van Ruymbeke sur les soupçons de financement occulte pesant – plus que jamais – sur la campagne d’Edouard Balladur.
Source : Médiapart, véritable service public : Balladur 1995: les secrets de la décision du Conseil constitutionnel | Mediapart
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Étienne.